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LIVRE TROISIÈME.

raison même qui nous livre aux sens ; et c’est ce qui arrive à certains esprits qui ont assez de lumières pour reconnoître qu’il n’y a rien de solide en tout ce que les hommes estiment, et que les grandes charges, les grands desseins, la science, la réputation et toutes les autres choses semblables n’ont qu’un faux éclat et une véritable misère.
« … La raison venant à considérer le peu de fruit qu’elle tire de toutes ces choses, les peines qui les accompagnent, et que tout cela ne la peut garantir de la mort lorsqu’elle n’est pas éclairée par une autre lumière, elle ramène l’homme au lieu même d’où elle l’avait tiré, et elle lui fait embrasser par raison et par désespoir cette vie brutale dont elle l’avoit éloigné :… Nonne melius est comedere et bibere, et ostendere animæ suæ bona de laboribus suis ? Ne vaut-il pas mieux manger et boire, et faire goûter à son âme du fruit de ses travaux.[1]
«On peut dire que ce dernier degré comprend tout le livre et tout l’esprit de Montaigne. C’est un homme qui, après avoir promené son esprit par toutes les choses du monde, pour juger ce qu’il y a en elles de bien et de mal, a eu assez de lumières pour en reconnoitre la sottise et la vanité.
«Il a très-bien découvert le néant de la grandeur et l’inutilité des sciences ; mais, comme il ne connoissoit guère d’autre vie que celle-ci, il a conclu qu’il n’y avoit donc rien à faire qu’à tâcher de passer agréablement le petit espace qui nous est donné.
«Ainsi, comme le Saint-Esprit a jugé si important de nous faire connoitre l’aveuglement de notre raison lorsqu’elle est privée de la lumière de la Foi, qu’il a voulu nous représenter ses égarements dans un livre canonique (l’Ecclésiaste)…, de même il semble qu’on puisse tirer quelque utilité du livre de Montaigne, puisqu’il représente très-naïvement les mouvements naturels de l’esprit humain, ses différentes agitations, ses démarches pleines de tiédeur, et la fin brutale où il se réduit après avoir bien tourné de tous côtés.»[2]

  1. Ecclésiaste, chap. II, 24.
  2. Essais de Morale, tome VI, p. 223.