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LIVRE TROISIÈME.

du Jansénisme et de tout Christianisme rigide. À ce point de vue, le Montaigne, et tout ce qui se peut naturaliser sous ce nom, s’étend bien plus loin qu’on ne pense. Sous un air de se particulariser, de se réduire en singulières manies, il a touché le coin d’un chacun, et a été d’autant mieux, dans son portrait, le peintre et le pipeur de la majorité des hommes, qu’il s’est le plus minutieusement détaillé lui seul. Chacun a son lopin en lui.

Êtes-vous critique ; aimez-vous, par goût trop cher ces miscellanées de l’esprit ; aimez-vous, comme dit Bayle, faire des courses sur toutes sortes d’auteurs (Montaigne dit faire une charge ou deux ; et, avec son esprit primesautier, ce qu’il n’a pas vu en un livre dès la première charge, il ne le voit guère en s’obstinant) ; aimez-vous donc cette gaie maraude au réveil ; en prenez-vous de toutes mains, comme La Fontaine :

J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi ;

faites-vous ce métier à toute verve et par entraînement sans nulle règle ni crainte de dériver ? Prenez garde, Chrétien, c’est du Montaigne.

Êtes-vous philologue, et adonné aux pistes des noms et des mots (comme il l’est par endroits, — à ce début du chapitre des Destriers) ; dans cette science à mille détours, si vous n’avez toujours présent et inscrit le grand nom, le Verbe éternel, si vous suivez et adorez l’écho tout le jour, le plus lointain écho, et qu’il vous mène ; ou si vous êtes poète, et si c’est la rime, autre piste de mot, qui trop loin vous tire ; quel que soit le gibier favori auquel on s’oublie et qui fourvoie en ensorcelant,<ref>Se rappeler, précédemment, page 84 de ce volume (livre II, chap. IX).</rerf> prenez garde, c’est du Montaigne.