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PORT-ROYAL.

Vous êtes moraliste, et vous observez le monde ; vous n’avez qu’un soin, voir ce qui est et le bien dire, le bien atteindre d’un mot droit frappé. Les ridicules surtout, les vices vous piquent au jeu, et votre satire ingénieuse prend sur eux revanche et victoire. Né chrétien et Français, vous allez aussi loin qu’il se peut en cette pente difficile, et l’on ne sent presque nulle part en tout votre livre (tant vous regardez d’un ferme et libre coup d’œil !), ni que vous êtes sujet soumis à une Cour, ni que vous vivez chrétien sous le joug d’une grâce ou d’une loi. Parce que vous finissez ce livre, si piquant de tout point, par un chapitre élevé et sincère, empreint d’une sorte de Cartésianisme religieux, vous croyez l’avoir couronné et consacré suffisamment. Et pourtant, malgré cette Croix qui se dresse à la pointe du dernier chapitre, prenez garde, ô La Bruyère ! c’est quasi du Montaigne.

Vous êtes docte, érudit ; vous employez l’érudition à haute fin, à la démonstration évangélique : quoi de plus grand ? Élève de Bochart, vous courez à toutes les origines reculées des peuples, et il vous plait de suivre dans leurs plus douteux rameaux la dispersion par le monde des fils de Noé : à la bonne heure ! Mais l’érudition vous possède ; elle vous tient clos dans votre palais d’évêque, quand vos ouailles vous attendent et vous réclament ; elle vous enchantait dans votre solitude d’Aulnay, et vous promène dans ses méandres de questions, si bien que la démonstration évangélique elle-même ne semble par moments qu’un fil commode entre vos mains, pour enchaîner et tresser toutes vos rares glanures. Une sorte de scepticisme circule et se joue au fond de tout cela[1]; prenez garde, Monsieur d’Avranches, prenez garde, c’est du Montaigne.

  1. Voir, si l’on veut, la Démonstration évangélique, au cha-