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PORT-ROYAL.

Je ne saurais dire combien cette pensée-là m’a valu d’injures de la part des croyants de diverses sortes, mais les Protestants s’y sont surpassés. Dans un journal, l’Espérance, du 8 janvier 1858, un pasteur, C. Bastie, ayant à parler du Recueil des articles critiques de feu M. Vinet sur les littérateurs du temps, s’écriait :

« Que dirait aujourd’hui Vinet s’il voyait ce que sont devenus Lamartine et Victor Hugo ? Que dirait-il surtout s’il voyait où en est M. Sainte-Beuve ? Pour celui ci, il faut en convenir, Vinet fut plus que bienveillant, il fut aveuglé. Il osa affirmer que la souplesse du talent ne saurait suffire à imiter un certain langage, et qu’il est des accents auxquels on ne peut pas se tromper. On sait que M. Sainte-Beuve a eu le triste courage de le démentir, et de répondre par de cyniques railleries à cette noble et naïve confiance de la foi…»

Je transcris ces termes marqués du grossier fanatisme qui les a inspirés, afin que l’on voie que nos écrivains et journalistes catholiques n’ont pas seuls l’usage et le privilège de l’injure.

Ce n’est pas avec un tel personnage que je confondrai M. Bersier, l’un des rédacteurs de la Revue chrétienne ; mais dans un article intitulé la Littérature et l’Esprit chrétien (décembre 1857), où il examine les rapports du Saint et du Beau, de l’esprit chrétien et de l’esprit littéraire, et où il essaye de les concilier, il signale cependant les écueils, le danger, pour plusieurs, du culte de la forme qui remplace celui de la vérité, et il cite d’après moi-même cette anecdote de Balzac, lequel en présence de M. de Saint-Cyran, est convaincu d’être laps et relaps en matière de métaphore ; puis il ajoute :

C’est M. Sainte-Beuve qui nous raconte ce trait significatif. En voulez-vous un plus frappant encore ? Lisez cette page singulière où M. Sainte-Beuve, parlant en son nom propre, raconte naïvement les ballottements de son esprit allant d’un système à l’autre, plaisant aujourd’hui aux Méthodistes de Lausanne comme il s’enthousiasmait la veille pour l’école de Victor Hugo. Vous comprendrez alors quel abîme profond sépare souvent l’esprit littéraire des convictions énergiques qui sont l’ancre de la vie…»

Il fait ici allusion à la Pensée que j’ai rapportée précédemment.

Je ne me permettrai qu’une remarque : c’est qu’il ne résulte pas précisément de cette Pensée et de cet aveu que je sois un adorateur de la forme, et que je ne recherche que la beauté littéraire ; il s’ensuivrait seulement que je m’applique à étudier la nature sous bien des formes vivantes ; que, l’une de ces formes étudiée et connue, je passe à l’autre, et que je suis, non pas un rhéteur se jouant aux surfaces et aux images, mais une espèce de naturaliste des esprits, tâchant de comprendre et de décrire le plus de groupes possible, en vue d’une Science plus générale qu’il appartiendra à d’autres d’organiser. J’avoue qu’en mes jours de grand sérieux, c’est là ma prétention.