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LIVRE TROISIÈME.

Voilà pour l’obéissance ; voici pour l’ambition : la

    des Principes de la Société de Jésus en son meilleur temps, il est bon de lire le traité de l’un de ses plus recommandables membres, le Père Alphonse Rodriguez, sur les Exercices de la Vertu et de la Perfection chrétienne. Ce Père Rodriguez, Espagnol, mourut en 1616, à quatre-vingt-dix ans, après en avoir passé quarante à enseigner, comme maître des novices, les choses spirituelles. Il existe de son curieux livre une traduction attribuée à Messieurs de Port-Royal (1673). Cela surprend au premier regard, et il y aurait bien en effet quelque chose à dire sur la désignation adoptée par les bibliographes. Si M. Varet a mis la main à cette traduction, comme on l’a avancé, les Relations jansénistes qui entrent dans les moindres détails sur la vie et les ouvrages de ce digne ami se gardent bien de nous en avertir. Quoi qu’il en soit, le livre du Père Rodriguez présente l’exposé fidèle et idéal des principes de la Société dans sa rigueur primitive. Au milieu d’une quantité de choses fort élevées et d’une spiritualité très-vive, on y voit se dessiner l’obéissance passive absolue, telle qu’Ignace la voulut imposer comme caractère spécial de son ordre. Il y a de ce grand fondateur une belle prière : « Recevez, Seigneur, ma liberté tout entière, recevez ma mémoire, mon entendement et toute ma volonté : donnez-moi seulement votre amour et votre grâce ; je serai assez riche et je ne vous demanderai rien davantage. » Si saint Ignace n’avait fait que cette prière, il n’y aurait qu’à s’incliner devant sa ferveur ; mais dans la pratique et dans l’organisation il a tout aussitôt rabaissé son vœu, il a transféré la totalité du pouvoir, de Dieu aux hommes, et il a poussé les images du corps mort et du bâton jusqu’à leurs extrêmes conséquences. C’est lui qui disait que, si le Pape lui commandait de s’en aller droit au port d’Ostie, et de traverser la mer sur le premier vaisseau qu’il trouverait, sans mât, sans voile, sans gouvernail, sans rien de ce qu’il faut pour la navigation et même sans vivres, il le ferait à l’instant, non-seulement sans trouble, mais avec joie et allégresse. Et ce que, lui Général, il dit là qu’il fera sur un mot du Pape, chaque membre de l’Ordre le devra faire sur un mot, sur un signe de son Supérieur immédiat. Quelle formidable milice, dira-t-on, et quelle intrépidité chevaleresque en celui de qui elle est sortie ! Mais aussi quelle abdication de soi-même à tous les degrés ! et qu’on pense où l’on peut aller avec cette entière et absolue suppression de l’intelligence dans l’exécution de ce qui est commandé ! (Voir Rodriguez partie III, traité V, chap. 6, 7, 8.) — Obéissance aveugle de tous au Général et du Général au Pape, la Constitution de l’Ordre des Jésuites est le plus grand acte de foi qui ait jamais été fait à l’infaillibilité d’un homme.