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PORT-ROYAL.

Dom Mathieu Petit-Didier, de la Congrégation de Saint-Vanne et de Saint-Hydulphe, voulut bien croire que


    tourner le discours sur la Morale des bons Pères, dont il dit merveilles… Le Prélat, homme d’esprit et qui n’a point d’entêtement, s’ennuyant de ce discours qui duroit trop : « Il faut, monsieur l’Abbé, dit-il en riant, que je vous fasse part d’une décision donnée depuis peu aux Indes par les principes de la Probabilité, mais à condition que vous la ferez mettre dans le VIIIe tome de la Morale pratique, avant que M. Arnauld l’ait achevé. »
    — « Je vous promets, répondit aussitôt l’Abbé, que si vous jugez qu’elle en vaille la peine, elle y aura une belle place. » — « Vous en jugerez vousmême, repartit le Prélat ; voici le fait :
    « Un marchand françois qui avoit une fort belle femme, fait naufrage aux Indes, et se sauve à une ville appartenante aux Espagnols. Comme étranger, on le mène au Gouverneur, homme violent et brutal, qui devient, à la première vue, éperdument amoureux de cette femme. On en avertit le marchand : lui, fort inquiet et fort embarrassé, va au Collège de cette ville, demande à parler au Casuiste et au Théologien ; il leur propose son embarras : Je sais de bonne part, leur dit-il, que le Gouverneur est passionné pour ma femme jusqu’à vouloir l’épouser, en cas qu’elle ne soit pas mariée ; car il ne sait pas encore certainement ce qu’elle m’est. Des personnes bien instruites m’ont assuré qu’il est déterminé à me faire assassiner, supposé que je sois son mari ou que je m’oppose à son mariage. Au contraire, si je la lui laisse épouser, il me prépare ici un établissement qui me dédommagera des grandes pertes que j’ai faites par mon naufrage. Je puis cacher mon mariage que personne ne sait, et la faire passer pour ma parente, car elle l’est en effet, et il m’a fallu une dispense pour me marier avec elle. Je suis sûr qu’elle fera tout ce que je lui dirai de faire ; mais je ne veux point offenser Dieu…
    Là-dessus le Théologien, qui parle le premier, lui dit qu’il le plaint, et lui déclare qu’il n’a point d’autre parti à prendre que de donner à Dieu une preuve héroïque de sa fidélité en lui sacrifiant sa vie ; qu’étant interrogé si la personne qu’il a avec lui est sa femme, et répondant que c’est sa parente, c’est ou mentir, ou user d’une équivoque qui n’est pas permise, etc., etc. » — « Ce n’est pas là la décision d’un Jésuite, dit notre Abbé Janséniste. — « Ayez patience, continue le Prélat. Le Casuiste parle à son tour, et déclare au marchand que ce n’est point là son avis ; que pour le premier point, en disant que cette femme est sa parente, il ne mentira pas ; qu’il cachera la vérité, mais qu’il ne dira rien de faux ; en quoi il n’y a aucun mal : que pour ce qui est de l’adultère où sa femme se trouve exposée, ce n’est pas sa faute à lui ; qu’en priant Dieu et mettant sa confiance en sa bonté, etc., etc. (on voit de reste la fin de la consultation). » — « Ho ! celui-là est un Jésuite, reprit le Janséniste ; et si l’autre l’est aussi, voilà justement la division de M. Pascal, des directeurs Jésuites dont les uns sont sévères et les autres relâchés à l’excès… » — Le Prélat, le voyant engagé, lui dit en riant :
    « Ho bien ! monsieur l’Abbé, ce que je viens de vous raconter n’est qu’une parabole ; il faut vous en dire le sens. Le cas du marchand est en effet celui d’Abraham, que vous savez, qui, pour éviter le danger de la mort, conseilla à Sara de dire aux gens de Pharaon et à ceux d’Abimélech qu’elle étoit sa