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LIVRE TROISIÈME.

de beaux restes, on s’accoutume à ne pas le croire tant déchu ; on en revient petit à petit au Vicaire Savoyard, en d’autres termes à Pélage ; car ce n’est plus la peine qu’un Dieu soit mort en personne pour racheter l’homme de si peu. L’homme, après tout, se suffit à lui-même, et, dès qu’il se croit en force, c’en est fait de la vraie Croix : à quoi bon les sueurs de sang du Calvaire ?

Je persiste à penser que pendant longtemps (je n’ose dire : aujourd’hui encore) la meilleure et la plus pressante façon d’aborder un philosophe, un incrédule comme les siècles précédents en produisaient, pour peu que cet incrédule fût capable de malaise et d’ennui, c’eût été de lui dire : « L’homme n’est rien ; tout ce qu’il tente est faiblesse, tout ce qu’il veut est impuissance ; sa volonté va comme un jouet. Il n’est que misère et que mal, c’est-à-dire égoïsme, calcul médité ou convoitise instinctive ; démêlez-le dans chaque fibre, c’est là le résidu de tout sentiment. — Oui, Vauvenargues vous-même, noble nature qui ne pensez qu’à la gloire, donnez-vous le temps de vivre, laissez s’abattre cette élévation première qui tient à la jeunesse, voyez l’estime du monde et ceux qui la donnent, tels qu’ils sont ; que dis-je ? votre fière conscience à son tour, voyez-la comme la doit faire dans un temps prochain l’expérience acquise ; et cet amour de l’estime, même de la vôtre, ô Vauvenargues ! vous fera rire d’une pitié amère ; vous verrez que vous vous inspiriez à faux, et que le principe de votre morale était aussi vain que celui de La Rochefoucauld vous semblait gâté. — Tous les malins en ce monde savent cette fin-là, Byron comme Retz, Goethe[1] comme Voltaire. Allez au fond sous ces tons divers. Les uns s’y cabrent et s’y révoltent, les autres

  1. Le Goethe de Faust, sinon le Goethe des dernières années.