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PORT-ROYAL.

s’y jouent ; quelques-uns plus rassis donnent à toute cette froide misère un faux air d’enchaînement et de majesté : la vraie consolation leur échappe. Non, l’homme, avec tous ses essors, n’est à soi seul et par son résultat propre qu’avortement et illusion ; et s’il veut le bien cependant, son vrai bien, son salut moral immortel (ce qu’il ne commence même à vouloir que par un mouvement immérité), il faut qu’il s’atterre d’abord, qu’il attende secours dans le mystère, la face contre le seuil, qu’il se reconnaisse avant tout incapable, s’il n’est aidé et soulevé, et racheté. »

On a le canevas ; et ce n’est pas seulement le thème janséniste, prenez-y garde, c’est le thème chrétien. Je persiste à croire que ce genre de raisonnement, poussé comme l’auraient su faire, en l’appropriant, un Saint-Cyran ou un Pascal, et (pour sortir des noms jansénistes) comme l’aurait fait un Rancé lui-même, a été longtemps, sinon le seul, du moins un des plus puissants en face de l’incrédulité intelligente. Que si un tel raisonnement était devenu tout à fait inadmissible aujourd’hui ; si, grâce à un certain progrès social tant vanté, la nature humaine paraissait décidément trop saine pour pouvoir être ainsi taxée de radicale misère, et s’il fallait recourir à un ordre d’arguments plus honorables pour elle, j’ai regret de le dire à Joseph de Maistre et aux siens, ce ne serait pas alors le seul Jansénisme qui aurait tort, ce serait l’argumentation chrétienne elle-même qui aurait faibli.

Esprit platonicien, d’un tour élevé et particulièrement altier, de Maistre aborde le Christianisme par des côtés moins réels et moins humbles. Sa doctrine saisit plus l’intelligence qu’elle ne tend à régénérer les cœurs. J’ai eu l’occasion d’apprécier ailleurs[1] cet homme per-

  1. Portraits littéraires, tome II (1844).