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LIVRE TROISIÈME.

y pénètre assez avant. Depuis la chute de l’ancienne société et des anciennes classes, depuis l’avènement de la classe moyenne, cette morale est surtout celle qui apparaît aux premières couches dans notre société moderne (je parle de la France). Il y entre des résultats philosophiques, il y reste des habitudes et des maximes chrétiennes ; c’est un compromis, mais qui par là même suffit aux besoins du jour. Dans ce qu’elle a de mieux, je dirai que c’est du Christianisme rationalisé ou plutôt utilisé, passé à l’état de pratique sociale utile. On a détruit en partie le Temple, mais les morceaux en sont bons, et on les emploie, on les exploite sans trop s’en rendre compte.

Cette forme nouvelle de l’esprit et des habitudes publiques doit-elle être considérée comme un progrès ? socialement, à coup sûr ; — intérieurement et profondément parlant, c’est plus douteux. Pascal a dit : « Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle : la bonté et la malice du monde en général reste la même[1]. » C’est là un correctif essentiel que je voudrais voir inscrit comme épigraphe en tête de toutes les grandes théories du progrès. Or, cette morale des honnêtes gens rentre plutôt dans les inventions des hommes, et si elle est un progrès en ce sens, elle va peu au delà ; elle n’affecte guère le fonds général de bonté

  1. Je cite d’après les éditions anciennes, au risque de n’être pas d’accord avec l’édition nouvelle (tome I, page 203) M. Faugère, à qui je soumets le cas, n’hésite pas à croire que c’est Condorcet qui a modifié le texte de Pascal. Condorcet alors aurait prêté des armes contre lui-même et contre son propre système de perfectibilité morale qui s’en trouve combattu. Qu’elle soit d’ailleurs de Condorcet, de Pascal, ou de qui l’on voudra, cette belle pensée mérite d’être maintenue. Elle donne la main à cette autre d’un grand poète : « Si l’homme voyait à nu le cœur de l’homme, il en mourrait à l’instant d’horreur ou de pitié. » Toutes les inventions du monde n’empêcheront pas cette pensée-là de rester vraie dans l’avenir, si elle l’a été dans le passé.