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PORT-ROYAL.

contrent : Molière est plein de son amour trompé, mais il n’en dit mot par respect pour celui avec qui il parle. Sous cette impression profonde pourtant, et comme excité par sa peine personnelle, il se met à entamer, en général, le monde, la vie, la destinée, et ce grand doute, et ce malheur immense au sein duquel l’homme est englouti, — malheur d’autant plus grand que la pensée plus grande dans l’homme se fait plus égale à le comprendre. Celui qui traduisit Lucrèce semble tout d’un coup devenu pareil à lui de plainte et d’accent, en présence du grave solitaire. Chose remarquable ! à chaque pas d’abord que fait l’entretien, ces deux hommes sont d’accord : Molière parle et s’ouvre amèrement ; Pascal écoute et approuve ; et toute la misère et la contradiction de la nature, avec ses générosités manquées et ses sottes rechutes, ce faux sens commun qui n’en est pas un, et qui n’est que le trompe-l’œil du grand nombre[1] ; cette soi-disant liberté et volonté souveraine qui, chez les Alexandre comme chez les Sganarelle, s’en va trébucher à son plus beau moment, et se casse le nez dans sa victoire[2] ; toute cette déception infinie se déroule et défile en mille saillies grimaçantes ; toujours ils semblent d’accord, jusqu’à ce point où Molière ayant tout dit et terminant dans le silence ou par quelque éclat de dérision, Pascal à son tour reprend et continue. Il reprend et repasse chaque misère, mais dans un certain sens suivi ;

  1. Un grand esprit qui avait commencé par compter beaucoup sur la nature humaine et qui en était vite revenu, Sieyès allait jusqu’à dire que ce qu’on appelle le sens commun, loin d’être commun en effet, est une anomalie, une difformité dans la nature humaine, qu’elle est faite, en un mot, pour ne pas avoir le sens commun. C’est là une rédaction extrême et morose (tout à fait à la Swift) d’une pensée ironique, que tant d’autres esprits supérieurs ont prise en apparence sur un ton plus gai, mais non pas moins amer au fond.
  2. Se rappeler le Festin de Pierre, acte III, scène I.