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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/292

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PORT-ROYAL.

Tartufe, sont fort gais, en excellente prose, et qui ne rappelle pas mal, pour nous à qui elles sont toutes fraîches, le ton des premières Provinciales : « Votre Majesté a beau dire, et M. le Légat et messieurs les Prélats ont beau donner leur jugement, ma Comédie, sans l’avoir vue[1], est diabolique, et diabolique mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair, et habillé en homme… » Pascal était bien embarrassé aussi de prouver qu’il n’était pas une porte d’Enfer.

Je relèverai pourtant, à la fin du premier Placet, un trait qui aurait dû, ce semble, choquer les scrupuleux plus qu’aucun dans le Tartufe : « Les Rois éclairés comme vous n’ont pas besoin qu’on leur marque ce qu’on souhaite ; ils voient, comme Dieu, ce qu’il nous faut, et savent mieux que nous ce qu’ils nous doivent accorder. » Voilà ce qu’un Pascal, même pour faire passer les Provinciales, n’aurait jamais dit.

Jouant tout son jeu, Molière gagnait chaque jour dans l’esprit du Monarque, qui semblait se diviniser en effet au cœur de l’ambition et des plaisirs. Après Amphitryon, après l’Avare, après Georges Dandin, après de tels rires, il n’y avait plus rien à refuser à l’ouvrier des fêtes royales : Tartufe, ressuscité, fut donné à Paris le 5 février 1669, et quarante-quatre représentations consécutives manifestèrent le triomphe[2].

Grand moment dans le règne de Louis XIV ! La Paix d’Aix la-Chapelle était signée depuis mai 1668 ; la Paix de l’Église (nous le verrons) était accordée depuis octobre. Louis, déjà glorieux et encore prudent, avait ses trente ans accomplis ; son orgueil démesuré s’était gardé jusque là de toute faute en politique. Il y a eu des jours d’une

  1. « Ma Comédie, sans l’avoir vue…, » voilà de ces incorrections que les académistes du temps relevaient chez Molière ; mais qu’est-ce que cela nous fait aujourd’hui ?
  2. Histoire de Molière, par M. Taschereau.