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LIVRE TROISIÈME.

producteur d’êtres vivants, qui sont assez eux-mêmes et assez sûrs de leur propre vie pour ne pas aller calquer leurs démarches sur la stricte réalité. Essentiellement humains dans le fond, ils n’ont d’autre loi pour le détail et pour l’agencement que le comique dans toute sa verve ; ils ne sont pas façonniers ; pourvu qu’ils aillent leur train, on ne les voit nullement esclaves d’un menu savoir-vivre. Ce qu’ils empruntent même au réel de plus précis, et de mieux pris sur le fait, ne vient pas s’enchâsser en eux, mais s’accommode encore librement à leur gré et se transforme.

Dans son poème du Val-de-Grâce, où il y a des touches pareilles (si l’on s’en souvient[1]) à celles de Rotrou parlant peinture de décoration dans Saint-Genest, Molière établit, en termes magnifiques, la distinction de la peinture à l’huile et de la fresque : cette différence n’est autre que celle qui sépare La Bruyère, peintre de chevalet et à l’huile, de lui Molière, peintre à fresque, si hardi, si ardent. Le passage éclaire trop bien notre pensée et le point délicat qui nous occupe, pour ne pas être offert en entier. Molière, s’adressant à Rome, à cette maîtresse des chefs-d’œuvre, la remercie d’avoir rendu à la France le grand Mignard devenu tout Romain, et qui va, dit-il, produire dans tout son lustre

Cette belle peinture inconnue en ces lieux,
La fresque, dont la grâce, à l’autre préférée,
Se conserve un éclat d’éternelle durée.

    portraits plutôt que des tableaux : « Il faut se renfermer le plus qu’il est possible dans le simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. Ce n’est pas assez qu’une chose soit belle : il faut qu’elle soit propre au sujet, qu’il n’y ait rien de trop, ni rien de manque… » Voir précédemment page 102. — Tout cela est rigoureusement vrai dans un livre ; mais à la scène, il y a toujours le masque, qui veut un certain grossissement.

  1. Tome I, page 154.