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PORT-ROYAL.

ainsi dans ses Jugements des Savants, l’article sur J.-B. Pocquelin, Parisien, mort en comédien : « M. Molière est un des plus dangereux ennemis que le Siècle ou le Monde ait suscité à l’Église de Jésus-Christ… » La préoccupation du bonhomme nous fait sourire, et pourtant l’honnête Baillet a raison. Qui a fait’’Tartufe’’fera’’Don Juan’’. La première lecture du Tartufe eut, dit-on, lieu chez Ninon ; c’est bien là qu’il devait naître[1]

Rendons-nous compte, sans illusion aucune, de l’état vrai de la croyance en ce dix-septième siècle qu’on se plaît à voir toujours à travers sa gloire ; n’y mêlons, cette fois, aucun rayon. Madame du Deffand dit quelque part qu’elle ne sait guère que M. de La Rochefoucauld qui ait été esprit-fort en ce temps-là. Ce mot prouve combien chaque époque connaît mal celle qui l’a immédiatement précédée. On se flatte que les prédécesseurs ignoraient une quantité de choses qu’ils ont réellement sues, et l’on se donne ainsi le plaisir de les réinventer de nouveau : « Il faut donc que vous sachiez, écrivait Nicole en l’une de ses Lettres[2], que la grande hérésie du monde n’est plus le Calvinisme ou le Luthéranisme, que c’est l’Athéisme, et qu’il y a de toutes sortes d’athées, de bonne foi, de mauvaise a foi, de déterminés, de vacillants et de tentés. » — « La grande hérésie des derniers temps, disait-il encore, c’est l’incrédulité. » — Leibniz, qui avait vu la France et l’Angleterre, et qui avait embrassé toute l’é-

  1. En 1777, une troupe de comédiens français étant allée jouer à Naples, l’abbé Galiani, le philosophe, fut nommé censeur. On voulait représenter le’’Tartufe’’; il s’y opposa. On le voit dans ses Lettres plaisanter de cette interdiction avec ses amis de Paris, Le spirituel abbé savait bien ce qu’il faisait ; il se rattachait tout net à l’école de Machiavel:athée et libre penseur à Paris, les portes closes, il se ressouvenait à Naples qu’il était un conseiller ecclésiastique.
  2. La XLVe des Lettres de Nicole, et la VIe des Nouvelles Lettres.