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PORT-ROYAL.

deur des noms, ces illustres personnages ne sont guère des autorités quand ils prétendent se juger ; ils se touchèrent un moment, mais ne se pénétrèrent pas. Leibniz, quand il vint en France, vit le plus souvent qu’il put Arnauld, Nicole, et s’attacha surtout à nouer commerce avec le premier ; il causa de Pascal avec le duc de Roannès ; il s’inquiéta fort des inventions du géomètre et de la Machine arithmétique ; il eut communication, par la famille Périer, des manuscrits concernant les Sections coniques : mais du moral de Pascal il n’en sut pas plus que nous n’en savons ; il le juge même assez à la grosse, , comme un esprit entêté des préjugés de Rome ; il se préfère sensiblement à lui dans une lettre plus naïve et plus remplie de sa propre justice qu’on ne l’attendrait de sa part[1]. Bref, si Voltaire n’a pas d’autre témoin à charge à produire sur la folie de Pascal, il faut en rabattre. Mais l’abîme pourtant, l’abîme ! voilà un fait précis.

L’abbé Grégoire, dans ses Ruines de Port-Royal, a remarqué que la première fois qu’il a été question de cet abîme imaginaire, ç’a été dans une lettre de l’abbé Boileau, publiée longtemps après la mort de Pascal. Cet abbé Boileau, Janséniste du beau monde, vers la fin du dix-septième siècle, le conseiller intime et le bras droit du cardinal de Noailles[2], et le directeur de bien des per-

  1. Au tome VI des Opera omnia, partie I, page 248. Cette lettre à Thomas Burnet est d’ailleurs fort belle et d’une haute candeur. Génie étendu, ouvert, conciliant, doué de la curiosité la plus diverse et la plus universelle, en mouvement sur tous les points, organisateur de la science et, si on le laissait faire, du monde, essentiellement optimiste, Leibniz était certes par nature le moins cantonné et, pour tout dire, le moins Janséniste de tous les esprits ; mais, dans la morale chrétienne entendue selon saint Paul, il n’entrait pas aussi avant que Pascal, et il était déjà trop déiste peut-être pour savoir l’y suivre jusqu’au bout.
  2. C’est cet abbé qui avait dit au prélat, en lui conseillant no-