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LIVRE TROISIÈME.

Condorcet, en un endroit, plaint Pascal d’avoir peu senti l’amitié, et Voltaire ajoute en note : « On sent, en lisant ces lignes, qu’on aimerait mieux avoir pour ami l’auteur de l’Éloge de Pascal que Pascal lui-même. » Ce sont là de ces politesses comme on s’en fait entre contemporains. Le temps, ce grand révélateur, même ici-bas, a fait voir, quand est venu l’orage, s’il était aussi bon et, jusqu’au bout, aussi sûr d’être l’ami de Condorcet que celui de Pascal.

Et en général, dans ce conflit des morales diverses qui sont venues se heurter contre celle de l’auteur des Pensées, à ne juger de l’arbre que par les fruits, il faut convenir que c’est la sienne qui serait la vraie.

Il n’y a pas à pousser plus loin cette discussion, et ce n’est pas même une discussion que j’ai essayée ici : j’ai tâché seulement d’exposer. Toute la fin du dix-huitième siècle ne vit plus Pascal, pour ainsi dire, qu’à travers Voltaire et Condorcet ; c’était un voile un peu opaque, et rien d’étonnant que le grand Chrétien y ait paru défiguré. Au commencement de ce siècle, une réaction, une espèce de restauration se fit avec éclat ; et l’on n’a pas oublié cette phrase célèbre, lancée comme une flétrissure aux deux Éditeurs philosophes des Pensées : « On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l’Arabe du désert a bâti sa misérable hutte[1]. » Qu’on n’aille pas trop se payer pourtant d’un dédain magnifique. Si le caractère personnel de Pascal triomphe à la longue, les véritables objections contre le fond de ses idées sont entières et subsistent dans toute leur force chez Condorcet et chez Voltaire. Dans tout ce qu’on a recommencé à objecter

  1. Chateaubriand, Génie du Christianisme, troisième partie, livre II, chap. VI.