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LIVRE TROISIÈME.

là, et, dès la première génération, ces deux jumeaux de couleur si différente, et qui se tiennent pourtant, Malebranche et Spinosa. Pour lui, il ne se crée pas un homme-esprit, un homme métaphysique et abstrait ; il veut s’en tenir à l’homme réel, à ce que lui-même était et à ce que nous sommes : c’est avec cet homme vivant, et selon les règles d’un sens commun élevé, surtout d’après les impressions d’un sens moral très-vif, qu’il va s’appliquer à raisonner.

Pascal ne scinde pas l’homme ; il ne met pas la raison à part, la sensibilité d’un autre côté, la volonté encore d’un autre ; il ne travaille pas à faire opérer uniquement telle ou telle de ces facultés. Il s’adresse à la raison, mais sans préjudice du reste : « Le cœur, sait-il bien, a ses raisons, que la raison ne connoît point : on le sent en mille choses ; … c’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur. » Et encore : « Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations. Le cœur en a un autre… Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’es-


    fibres déliées du cerveau, il faut bien prendre garde de créer avec l’instrument de dissection l’apparence de l’organe, qu’on donne ensuite comme réelle et comme trouvée. Ainsi, dans l’anatomie psychologique, on crée souvent avec la pointe de l’esprit la division qu’on s’imagine au même moment observer. « L’esprit humain, a-t-on dit, a la merveilleuse faculté de tourner sa lunette partout où il lui plaît, et de s’y créer des mondes. » Mais que cela est plus facile quand la lunette se tourne uniquement en dedans ! Qu’arrive-t-il tout d’abord au grand Descartes, qui s’est tant armé de précautions ? Dès le second ou le troisième pas intérieur qu’il prétend faire, il met en avant, comme évidentes pour lui, des choses que les trois quarts des gens de bon sens se sentent le droit de contester. Tout ceci n’est point pour insinuer que Pascal a plus raison que Descartes, mais pour maintenir et balancer (seul rôle qui me convienne) les faces diverses et changeantes de l’incompréhensible Vérité.