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APPENDICE.

Pascal exagère un peu, dès le début, le désordre et le trouble de la nature humaine, pour lui faire ensuite plus aisément accepter le remède ; qu’il fait exprès le nœud double pour être le seul ensuite à le pouvoir dénouer. Voltaire et Vauvenargues, qui ont admis cette explication, lui semblent à côté du vrai, et moi-même je lui parais m’être fort aventuré pour avoir dit :

« Il est bien vrai, en effet, que le jour où, soit machinalement, soit à la réflexion, l’aspect du monde n’offrirait plus tant de mystère, n’inspirerait plus surtout aucun effroi ; où ce que Pascal appelle la perversité humaine, ne semblerait plus que l’état naturel et nécessaire d’un fonds mobile et sensible ; où, par un renouvellement graduel et par un élargissement de l’idée de moralité, l’activité des passions et leur satisfaction dans de certaines limites sembleraient assez légitimes ; le jour où le cœur humain se flatterait d’avoir comblé son abîme ; où cette terre d’exil, déjà riante et commode, le serait devenue au point de laisser oublier toute patrie d’au delà et de paraître la demeure définitive, — ce jour-là l’argumentation de Pascal aura fléchi. »
« On ne saurait à notre sens, s’écrie M. Astié que révolte la seule idée d’une supposition pareille, faire un plus magnifique éloge des Pensées, car c’est dire que leur sort est indissolublement lié à celui du Christianisme sur la terre. En effet, l’argumentation de Pascal n’aura fléchi que le jour où l’humanité, dépouillée de tout reste de sentiment du Péché, aura, en s’arrachant la conscience, renoncé à l’organe qui seul lui permet d’apercevoir la vérité morale et religieuse. Mais ce jour-là les Pensées et le Christianisme n’auraient pas seuls vieilli : l’idéal, la poésie, la moralité auraient aussi fait leur temps, et il est permis de croire que l’humanité n’aurait plus à compter de longs jours. Fort heureusement, le Christianisme ne nous permet pas d’être pessimistes à ce point-là. »

M. Astié a donc entrepris son édition des Pensées dans l’espérance de rendre, par un ordre meilleur, aux raisons de Pascal toute leur valeur actuelle morale et religieuse, toute leur efficacité démonstrative ou persuasive.

Ce qu’il y a de particulier dans son ordre et qui distingue son édition de celle de M. Frantin, qu’il a le tort de ne pas citer davantage, et qui, le premier, a donné l’exemple d’une restitution méthodique selon le plan le plus probable, c’est qu’après le premier tableau de la misère et de la grandeur, de la contradiction inhérente à la nature humaine, après que Pascal a stimulé, harcelé, ballotté l’homme et lui a inoculé l’inquiétude et le tourment, l’impossibilité de l’indifférence ; au lieu de se mettre avec lui en quête des religions et d’en passer par une exploration historique qui aboutit à la découverte et à l’examen particulier de la religion du petit peuple juif, M. Astié trouvant, apparemment, cette partie des Pensées faible et un peu arriérée, offre tout d’abord le Christianisme au complet, l’Évangile et le Dieu de l’Évangile avec son sublime remède approprié au cœur humain, de telle sorte que l’impression morale est produite, et que la démonstration positive