Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/241

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pensée devant Dieu, il se sentit un peu calmé[1] ; son grand travail de philosophie le retrouva plus dispos et plus persévérant. Mais d’assez récentes tracasseries ecclésiastiques l’ayant ramené à Paris, il y vit de près cette tiédeur et ce relâchement publics qui enhardissent un pouvoir sans morale à tous les envahissements rusés ou grossiers ; il y vit, sous cette couche corrompue d’une société en décadence, une masse jeune et populaire, impétueuse, frémissante, au sang chaud et vierge, mais mal éclairée, mal dirigée, obéissant à des intérêts aussi et à des passions qui, certes, courraient risque de bientôt corrompre la victoire, si un souffle religieux et un esprit fraternel n’y pénétraient d’avance à quelque degré. Il a jugé bon dès lors d’adresser à tous ce qu’il n’avait d’abord écrit que pour lui seul. Il se serait cru coupable de se contenir dans un plus long silence, de laisser passer ces jours mauvais et insolents sans leur

  1. Ce calme n’était pourtant pas exempt de grandes tristesses et de découragements sinistres. Voici quelques phrases d’une lettre écrite à un ami vers cette époque, 15 mai 1833. Citer les lettres de M. de La Mennais, c’est quelquefois montrer à nu les contradictions rapides de son âme, mais c’est toujours les faire comprendre, et surtout les faire pardonner et aimer : « J’ai bien de la peine à me résigner à la pensée de ne vous revoir que dans un an, dans deux peut-être ; que sait-on ? Je suis comme la société, je chemine dans l’ombre, incertain de l’avenir, et ne pouvant rien m’en promettre… Notre pauvre France, elle, croupit dans un marais, et, au sein de ce marais, je vois se remuer, comme ces énormes reptiles primitifs retrouvés par Cuvier, une race menaçante qui foisonne et grandit chaque jour. Personne presque ne comprend, personne ne veut réellement la liberté : tous aspirent à la tyrannie, et le disent hautement, et en sont fiers. Ce spectacle jette parfois dans l’âme un profond dégoût et une amère tristesse… »