Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/144

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price étincelant, quelquefois un effroyable éclair sur un front serein ; c’est un jeu à la surface dont l’invisible ressort gît au plus profond de l’âme de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette âme se ralentissent et se perdent ; que ce jeu de physionomie devienne calculé et de pure convenance ; qu’on sourie, qu’on éclate, qu’on grimace, qu’on fasse la folle à tout propos, et voilà la Muse devenue une femme à la mode, sotte, minaudière, insupportable ; c’est à peu près ce qui arriva de l’art au xviiie siècle. Le fantastique surtout, cette portion la plus délicate et la plus insaisissable, y fut méconnu et défiguré. On eut les Amours de Boucher ; on eut des oves et des volutes, au lieu d’acanthes et d’arabesques de toutes formes : on eut les Bijoux indiscrets, les métamorphoses de la Pucelle, l’Écumoir, le Sopha, et ces contes de Voisenon où des hommes et des femmes sont changés en anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son esprit, rappela un peu la grâce frivole d’Hamilton ; mais on n’était pas moins éloigné alors de l’Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut rendre encore cette justice à J.-B. Rousseau, qu’à la moins fantastique de toutes les époques, il a été le moins fantastique de tous les hommes. Ses allégories sont jugées tout d’une voix : baroques, métaphysiques, sophistiquées, sèches, inextricables, nul défaut n’y manque. Nous renvoyons à Torticolis, à la Grotte de Merlin, au Masque de Laverne, à Morosophie ; lise et comprenne qui pourra ! Le style est d’un langage marotique hérissé de grec, et qu’on croirait forgé à l’enclume de Chapelain ; on ne sait pas où les prendre, et j’en dirais volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c’est un fagot d’épines.

Mais les odes, mais les cantates, voilà les vrais titres, les titres immortels de Rousseau à la gloire ! Patience, nous y arrivons. – Les odes sont, ou sacrées, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la Bible, quand on a comparé au texte des prophètes les paraphrases de Jean-Baptiste, on s’étonne peu qu’en taillant dans ce sublime éternel, il en ait