L’Enéide, par exception, se publia à cinquante mille exemplaires. Elle fut achetée à l’auteur quarante mille francs d’abord, bien grande somme pour le temps. En tout, ce n’était pourtant que deux volumes, qu’on gonfla et qu’on doubla de notes. Dans les châteaux, dans les familles, en province, partout, abondaient les poèmes de Delille ; on y trouvait, sous une forme facile et jolie, toutes choses qu’on aimait à apprendre ou à se rappeler, des souvenirs classiques, des allusions de collége à la portée de chacun, des épisodes d’un romanesque touchant, des noms historiques, des infortunes ou des gloires aisément populaires, des descriptions de jeux de société ou d’expériences de physique, des notes anecdotiques ou savantes, qui formaient comme une petite encyclopédie autour du poëme, et vous donnaient un vernis d’instruction universelle. Enfant, j’ai connu le manoir où en 1813, pour charmer les vacances d’automne, on avait dans le grand salon un jeu de solitaire, un orgue avec des airs nouveaux ; on apportait quelquefois une optique pour voir les insectes ou les vues des capitales. Un volume de Delille était sur la cheminée, et, sans aucun décousu, on passait de l’insecte de l’optique à l’araignée de Pellison[1]. Mais si, le doigt s’égarant, on remontait dans le volume à quelques pages de là, si on lisait à haute voix le portrait de Jean-Jacques :
Hélas ! il le connut ce tourment si bizarre,
L’écrivain qui nous fit entendre tour à tour
La voix de la raison et celle de l’amour, etc. ;
- ↑ Imagination, chant VI.