Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son époque. Sa gloire se composait de toute une partie affectueuse et charmante, qui a dû périr avec lui et avec ceux de son âge. Témoin encore de cette faveur dont il fut l’objet, et lecteur charmé de Delille dans mon enfance, j’ai peu d’efforts à faire pour rentrer dans l’esprit qui le faisait goûter, et pour me souvenir, en parlant de lui, qu’il a régné, et en quel sens on le peut dire. Delille a régné, ou du moins il a été le prince des poètes de son temps. Il y a eu à divers moments en France de tels princes des poètes, et il serait curieux d’en noter la dynastie assez irrégulière, assez capricieuse. Sans remonter si haut que le Moyen-Age, que l’époque de Chrestien de Troyes, du roi Adenès et autres, qui étaient les rois des trouvères, nous apercevons, sur la pente de ces vieux siècles et de notre côté, Jean de Meun, Villon, surtout Marot, qui méritèrent ce nom. Ronsard l’eut plus qu’aucun :

Tous deux également nous portons des couronnes,
lui disait Charles IX. Malherbe, après lui, régna ; mais ce fut déjà d’une autre espèce d’autorité, où le jugement et la grammaire entraient autant que l’agrément poétique et que la vogue mondaine. Ce nom de prince des poètes implique en effet quelque chose de galant et de mondain, quelque chose comme une rosette de rubans piquée au chapeau de laurier. Voiture, vrai prince des beaux esprits, et galamment chaperonné de la sorte, n’eut qu’un moment. Boileau régna, mais à la façon sérieuse de Malherbe, et on ne peut dire que ce fut un prince des poètes; c’en fut plutôt l’oracle et le conseil. Les grands poètes du règne de Louis XIV, et leur gloire solide, se prêtaient mal à la gentillesse de rôle que suppose ce titre raffiné. La Fontaine seul y aurait donné, je crois bien, par nonchaloir, par complaisance pour les Iris et les Climènes, si on l’avait laissé faire. Fontenelle eut, comme Voiture, chez les caillettes de bonne maison, un vif et assez long règne de bergerie en tapinois dans les ruelles. Voltaire, qui, dans la dernière