Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/124

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et deux ou trois fois, sur ses instances, nous allâmes chez elle.

J'avais coutume de me figurer vers ce temps mon idée sur les deux âmes que je contemplais à loisir chaque jour, sur ces âmes de madame de Couaën et du marquis par une grande image allégorique que je veux vous dire. C'était un paysage calme et grave, vert et désert, auquel on arrivait par des gorges nues déchirées au-delà des montagnes après des ravins et des tourbières. Au sein de ce paysage, un lac de belle étendue, mais non immense, un de ces purs lacs d'Irlande, s'étendait sous un haut et immuable rocher qui le dominait, et qui lui cachait tout un côté du ciel et du soleil, tout l'Orient. Le lac était uni, gracieux, sans fond sans écume, sans autre rocher que le gigantesque et l'unique, qui, en même temps qu'il le commandait de son front, semblait l'enserrer de ses bras et l'avoir engendré de ses flancs. Deux jeunes ruisseaux, sources murmurantes et vives nées des fentes du rocher, traversaient distinctement le beau lac qui les retardait et les modérait doucement dans leur cours, et hors de là ils débordaient en fontaines. Moi, j'aimais naviguer sur ce lac côtoyer le rocher immobile, le mesurer durant des heures, me couvrir de l'épaisseur de son ombre, étudier ses profils bizarres et sévères, me demander ce qu'avait été le géant, et ce qu'il aurait pu être s'il n'avait été pétrifié. J'aimais m'avancer, ramer au large lentement dans le lac sans zéphyr, reconnaître et suivre sous sa masse dormante le mince courant des deux jolis ruisseaux jusqu'à l'endroit où ils allaient s'élancer au-dehors et s'échapper sur les gazons. Mais, tandis que je naviguais ainsi, que de merveilles sous mes yeux, autour de moi ; que de mystères ! Par moments sans qu'il y eût un souffle au ciel, toutes les vagues du lac limpide, ridées, tendues sur un point, s'agitaient avec une émotion incompréhensible que