Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/169

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cette allégresse nouvelle ; mes lectures n'avaient jamais été si variées en nombre, si fécondes en réflexions et en souvenirs. On aurait dit qu'un jour plus délicat éclairait sous mes doigts les pages. C'est vers ce temps, je le crois bien que, pareilles à un rêve d'Endymion , les peintures de Bernardin de Saint-Pierre m'offrirent la douceur lactée de leur ciel, les massifs blanchâtres de leurs paysages et cette monotonie mélodieuse, comme le son d'une flûte, sous la lune, dans les forêts. Les écrits tout récents d'un compatriote déjà célèbre, M. de Chateaubriand me frappaient plus que ceux de Saint-Pierre, et peut-être d'abord m'appelaient moins offensé souvent et déconcerté que j'étais de tant d'éclairs. Mais ayant lu, un soir, le bel épisode de René, j'écrivis sur mon cahier de pensées un jugement tumultueux qui, je m'en souviens, commençait par ces mots : “ J'ai lu René et j'ai frémi ; je m'y suis reconnu tout entier, etc. ” Combien d'autres, depuis vingt ans, ont frémi ainsi et se sont crus en face d'eux-mêmes devant ce portrait immortel ! Tel est le propre de ces miroirs magiques où le génie a concentré sa vraie douleur, que, pendant des générations, tous ceux qui s'approchent pour regarder s'y reconnaissent tour à tour.

— Et pourtant mon mal était bien à moi, moins vague, moins altier et idéal que celui que j'admirais et, sous ses transformations diverses, tenant à un motif plus défini.

Aimer, être aimé, unir le plaisir à l'amour, me sentir libre en restant fidèle, garder ma secrète chaîne jusqu'en de passagères infidélités ; ne polir mon esprit, ne l'orner de lumières ou de grâces que pour me rendre amant plus cher, pour donner davantage à l'objet possédé et lui expliquer le monde : tel était le plan de vie molle auquel en définitive je rattachais tout bonheur ; telle était la guérison malade qui m'aurait suffi. Quant à cette gloire des écrivains ou des guerriers qui m'apportait