Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/194

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heureuse, confiante au lendemain, environnée d'amis de son choix, réjouie de toutes les fleurs désirables dans les sentiers du devoir ; je lisais cela à son attitude oublieuse, à son sourire errant qui répondait aux questions et aux regards, aux monosyllabes éteints qu'elle laissait tomber, si je m'informais de sa pâleur. Quand j'avais témoigné assez de sollicitude, je me retournais, comme de son consentement, vers madame R., afin que celle-ci ne fût pas trop jalouse ; un moment, je surpris à ce doux visage une impression plus triste et une larme mal dévorée dans laquelle elle semblait dire : “ Oh ! que ne suis-je, moi, aimée ainsi ! ” Mon désir secret rejoignit le sien en cet instant, et j'y revins surtout après dans mes réflexions de la nuit. Cette attention accordée à madame R. me parut moins coupable cette fois, ma vie étant désormais précaire et sujette à de courtes chances. Il me fallait bien, avant de mourir, entendre de quelque bouche ce mot, Je t'aime, ce seul mot, me disais-je, qui fait qu'on a vécu. Or, en cherchant uniquement de quel côté j'étais en mesure d'espérer cette prompte parole, il n'y avait pas, selon moi, à hésiter entre madame de Couaën et madame R. C'est en de tels calculs de satisfaction superficielle et de vanité que je passais ces nuits troublées qui pouvaient être les dernières. Une catastrophe turbulente n'était propre à inspirer qu'une préparation digne d'elle.

Pendant la soirée du spectacle, madame R. m'avait parlé d'un bal qui devait avoir lieu le surlendemain chez une de ses amies, et elle m'avait offert de m'y présenter. Je n'avais guère trop répondu alors ; mais, dans ma disposition nouvelle, je lui fis savoir par un mot de billet, que j'acceptais, et que je l'irais prendre. Je n'y manquai pas en effet. Elle était belle ce soir-là dans sa parure, d'un teint rehaussé et raffermi, d'une humeur animée qui me l'entourait d'un tout autre jour que devant. Cette