Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/210

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sa sévère et chaste joue.

Je lui serrai vite la main en murmurant que je m'abandonnais à lui, et nous changeâmes de sujet.

Le départ n'ayant lieu qu'au commencement de la soirée, nous dînâmes tous réunis au petit couvent. Le marquis avait obtenu d'en être, et le banquet d'adieu se célébra au complet. On se mit à table vers trois heures ; ce fut lent, recueilli et silencieux. On ne s'entretint guère d'abord que des détails du voyage, mais un profond sentiment concentré unissait les âmes. Nous étions douze, je crois et pas un seul d'indifférent. Madame R. elle-même, survenue avant la fin, s'était assise de côté. Tandis que dans la dernière heure, les propos se mêlant davantage, madame de Cursy et son neveu reparlaient d'époques et de personnes anciennes, du bout de la table où j'étais, il m'arriva de contempler au jour tombant et d'interpréter tous ces visages. Que d'êtres de choix dans ce petit et obscur réfectoire ! pensais-je en moi-même ; que de vertus ! que de souffrances ! La vie humaine n'était-elle pas là tout entière représentée ? Sur cette figure sillonnée de rides, sans trace de sang et comme morte, de madame de Cursy, apparaissait le calme céleste, mérité dès ici-bas, la possession acquise de l'impérissable port au sein des tempêtes. A côté d'elle et de ses religieuses, l'idéale figure de sa nièce me peignait l'amour pur encore, l'amour ne se passant plus pourtant de simulacre humain et d'appui, mais, moyennant cet appui d'un cœur qu'il réclame, se faisant aussi, dès cette vie, un port, un cloître, une sécurité sainte, une ignorance profonde. Puis deux beaux enfants qui se jouaient dans la gaieté de leur âge et la mobilité de l'innocence : en eux, en eux seuls de nous tous, les grâces et les tremblantes promesses de l'avenir ! Au-dessus, et par naturel contraste, ce front foudroyé du père, comme d'un