Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/211

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Roi proscrit, naufragé, qui s'assied à la table d'une abbaye fidèle et que son deuil trahit sous son dépouillement et sa nudité. Et madame R. aussi, sur sa chaise de côté, autre blessée silencieuse, représentant mélancolique de ce monde du dehors, pour les affections frêles, attiédies, abusées, insuffisantes ! Oh ! que d'êtres de choix et de douleur ! répétais-je ; quelle réunion à l'écart ! que de passions saignantes ; que de passions guéries ! que d'âmes sans faste ! Et moi qui restais là, interprétant le tableau, passant tour à tour à chaque personnage, qu'étais-je et que voulais-je moi-même ? Oh ! ce n'était pas le monde qui me rattirait alors vers ses objets. Entre cette intéressante tristesse de madame R. et cette austérité sereine de madame de Cursy, je n'eusse pas hésité un moment, j'eusse dit : Dieu et la solitude plutôt que le monde ! mais ce qui s'offrait le plus selon mon vœu, C'était la perspective d'alléger l'angoisse de cœur du Roi naufragé, de seconder cet autre cœur tendre qui avait besoin d'un miroir humain, et de lui en servir en pur désintéressement de pensée et reflétant au fond le ciel.

Entrez bien dans mon émotion d'alors, mon ami, entrez dans l'impression agrandie que j'en retrouve à cette heure ! Vous qui m'avez tant suivi sur la Colline, n'ayez pas d'ennui de vous asseoir. Il y a peu à faire pour que ce banquet, où j'assistai presque en silence, représente l'ensemble de ma première vie, et en soit, dans les portions les plus avouables, une expressive figure. Le jour baisse, les lumières ne sont pas encore apportées la blancheur joue diversement à tous ces fronts. Comptez et distinguez ce petit nombre d'êtres ; ils ont le plus influé sur moi.

Eloignez, éloignez davantage cette chaise de madame R. ; supposez-en une, également à distance, où s'entrevoie la blanche robe de mademoiselle Amélie. Que madame de Couaën resplendisse dans l'ombre plus fixement ! Que quelques formes