Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/23

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au vif. Après deux ou trois questions pareilles où se mordit ma langue, je n'en fis plus. Mais quand j'expliquais tout haut devant lui les poëtes, il y avait des passages obscurs et suspects pour moi de volupté qui me donnaient d'avance la sueur au front, et sur lesquels je courais comme sur des charbons de feu.

Un séjour de six semaines que je fis vers quinze ans au château du comte de …, ancien ami de mon père, et durant lequel je me trouvai tout triste et dépaysé, développa en moi ce penchant dangereux à la tendresse, que mes habitudes régulières avaient jusque-là contenu. Un inexplicable ennui du logis natal s'empara de mon être :

J'allais au fond des bosquets récitant avec des pleurs abondants le psaume Super flumina Babylonis ; mes heures s'écoulaient dans un monotone oubli, et il fallait souvent qu'on m'appelât en criant par tout le parc pour m'avertir des repas. Le soir, au salon j'entendais en cercle Clarisse, que l'estimable demoiselle de Perkes se faisait lire à haute voix par son neveu, et ma distraction s'y continuait à l'aise comme au travers d'une musique languissante et plaintive. De retour à la maison après cette absence, j'abordai les élégiaques latins autres qu'Ovide :

Les passages mélancoliques m'en plaisaient surtout, et je redisais à l'infini, le long de mon sentier, comme un doux air qu'on module involontairement, ces quatre vers de Properce :


Ac veluti folia arentes liquere corollas,
  Quae passium calathis strata natare vides,
Sic nobis qui nunc magnum spiramus amantes
  Forsitan includet crastina fata dies.


Je me répétais aussi, sans trop le comprendre, et comme motif aimable de rêverie, ce début d'une chanson d'Anacréon : Bathyle est un riant ombrage. Un nouveau monde inconnu remuait déjà dans mon cœur.

Je n'avais pourtant aucune occasion de voir des personnes