Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/70

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sa personne exprimant une bien tendre complaisance. Après qu'elle eut fini, il l'entoura de son bras comme un père satisfait, et la souleva presque jusqu'à lui, la baisant aux cheveux, car elle dérobait le front. Un glaive soudain ne m'eût pas autrement frappé ; mon cœur et mes yeux, à travers le jour tombant, n'avaient rien perdu de cette chaste scène : mon règne insensé expira. Je compris amèrement ce que je n'avais que vaguement senti encore, ce qui, dès ce soir même, devint le cuisant aiguillon de mes nuits, combien la moindre caresse de l'amour, la plus indifférente familiarité du mariage laisse loin en arrière les plus vives avances de l'amitié. C'est là en effet l'éternel châtiment de ces amitiés indiscrètes où l'on s'embarque ; c'en est le ver corrupteur et rongeur. L'envahissante jeunesse, qui ne veut rien à demi, s'irrite d'une inégalité où son orgueil est intéressé comme ses sens ; elle remue, elle retourne sans relâche cette pensée jalouse. De celle-là aux plus dangereuses, il n'y a qu'à se laisser pousser ; on est sur la pente des sentiers obliques.


V

Le lendemain et les jours suivants mon humeur me parut comme changée ; ma douleur même était un signe que j'interrogeais avec espoir. Toutes mes sensations toutes mes idées vacillantes commençaient à s'ébranler, à se mouvoir dans un certain ordre ; j'étais sorti de mon néant, j'aimais. Une fumée légère de supériorité, l'orgueil d'un cœur qui s'était cru longtemps stérile, m'exaltèrent durant les premiers moments de cette découverte. Au lieu d'être plus triste et rêveur comme le sont d'ordinaire les personnes ainsi atteintes, je marquai une gaieté bizarre.

Les bosquets me virent moins ; je restais en compagnie et m'y mêlais aux discussions