Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/78

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jamais directement du côté de la personne aimée, il ne se démontrait à moi que par opposition avec les autres sentiments étrangers qui pouvaient traverser son cours. La plus forte preuve que j'eus en ce genre, fut ma résistance soutenue aux intentions peu équivoques d'une femme des environs qui ne négligeait rien pour m'attirer. Mariée assez maussadement, je pense, âgée de trente-six ans à peu près sans enfants, en proie à l'ennui des heures et aux désirs extrêmes de cette seconde jeunesse prête à s'échapper, elle m'avait distingué en diverses rencontres : je la vis venir au trouble insinuant de ses regards et aux vagues discours platoniques où elle s'efforçait de m'envelopper. Mes sens frémirent, mais mon cœur répugna : quelques mois plus tôt, je me fusse abandonné avec transport. Un jour que je m'étais laissé inviter chez elle, dans une lecture au jardin qu'elle m'avait demandée, elle m'interrompit folâtrement, m'arracha le livre des mains et se mit à fuir, en semant à poignées des roses qu'elle arrachait aux touffes des bosquets. Le péril fut vif par la surprise ; je n'eus garde de m'y exposer derechef. Ma force de résolution en cette circonstance me fit bien fermement sentir à quels autels mystérieux je m'appuyais.

Cependant l'impatience de ma situation me ressaisissait par fréquents et soudains assauts. Tout déguisement tombait alors, toute subtilité s'envolait, comme une toile légère sous la risée de l'orage. Je tendais ma chaîne, je l'agitais avec orgueil, je ne la voulais plus ni rompre ni cacher ; je la voulais emporter au désert. Combien de fois, cette chaîne adorée, il me sembla la traîner sur mes pas et l'entendre bruyamment retentir le long de la grève où je marchais contre le vent, respirant la pluie saline qui me frappait en plein le visage, et mêlant mon cri inarticulé aux glapissements des goélands et des flots ! Les yeux vers l'Ouest, devant