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ISIDORA.

une tentative de sommeil. Son pas était encore ferme quoique un peu ralenti, ses bras croisés sur sa poitrine sans raideur et sans contraction violente. Enfin, lorsque le premier rayon du soleil vint dorer les plus hautes branches, elle s’arrêta au milieu de la terrasse et parut regarder attentivement la façade de la maison. Puis elle descendit les trois degrés et se dirigea vers la porte du petit salon d’été, sans avoir aperçu Jacques qui se cachait soigneusement. Lorsqu’elle fut assez près de la maison pour qu’il pût distinguer sa physionomie, il remarqua avec étonnement qu’elle était calme, pâle, il est vrai, comme l’aube, mais aussi sereine, et à peine altérée par la fatigue d’une si solennelle et si étrange veillée. Et, cependant, que n’avait-il pas fallu souffrir pour remporter une telle victoire sur soi-même ? « Oh ! quelle femme êtes-vous donc ? s’écria Jacques intérieurement, quand il lui eut entendu doucement refermer la porte vitrée de son boudoir ; quelle énigme vivante, quelle âme céleste nourrie des plus hautes contemplations, ou quel cœur à jamais brisé par un morne désespoir ? Vous n’aimez pas, non, vous n’aimez pas, car vous semblez ne pouvoir pas souffrir ; mais vous avez aimé, et vous vivez peut-être d’un souvenir du mort ! » Et Jacques ne se doutait pas que ce mort c’était lui.

J’ai aimé ! pensait Alice en se déshabillant avec lenteur et en s’étendant sur sa couche chaste et sombre.

Jacques fut bien abattu et bien préoccupé durant la leçon du matin qu’il donnait ordinairement avec tant de zèle et d’amour au fils d’Alice. Il s’en fit des reproches. Nos fautes ont ainsi toutes sortes de retentissements imprévus, petits ou grands, mais qui en raniment l’amertume par mille endroits.

À la campagne, Alice avait l’habitude de venir toujours, vers la fin de la leçon, écouter le résumé du précepteur ou de l’enfant. Jacques se dit que toute cette vie allait changer à Paris, et qu’il ne verrait peut-être pas Alice de la journée. On lui monta son déjeuner dans sa chambre, et le vieux serviteur lui dit que madame avait commandé que son couvert fût mis tous les jours à sa table à l’heure du dîner. Jacques attendit cette heure avec anxiété. Mais il dîna tête-à-tête avec son élève. « Madame a la migraine, dit le bonhomme Saint-Jean, une forte migraine, à ce qui paraît ; elle n’a rien pris de la journée. »

Et il secoua la tête d’un air chagrin.

Nous laisserons Jacques Laurent à ses anxiétés, et nous rendrons compte au lecteur de la journée d’Alice.

Après quelques heures d’un sommeil calme, elle s’habilla avec le même soin qu’à l’ordinaire, et se fit apporter la clef de la petite porte du jardin. « Je la laisserai dans la serrure, dit-elle à Saint-Jean, et vous ne l’ôterez jamais. » Puis elle se dirigea avec une lenteur tranquille vers le jardin d’Isidora, et elle alla s’asseoir dans la serre, où elle voulut rester seule quelques instants avant de la faire avertir. Il y avait là quelque désordre, un coussin de velours tombé dans le sable, quelques belles fleurs brisées autour de la fontaine. Alice eut un frisson glacé ; mais aucun soupir ne trahit, même dans la solitude, l’émotion de son âme profonde.

Elle allait se diriger enfin vers le pavillon, lorsque Isidora parut devant elle, en robe blanche sous une légère mante noire. Isidora était fière de porter en public ce deuil qui la faisait épouse et veuve ; mais elle haïssait cette sombre couleur et ce souvenir de mort. N’attendant pas si tôt la visite de sa belle-sœur, elle cachait à peine sous sa mante cette toilette du matin, molle et fraîche, dans laquelle elle se sentait renaître. Pourtant le visage de la superbe fille était fort altéré. Sa beauté n’en souffrait pas ; elle y gagnait peut-être en expression ; mais il était facile de voir à son œil plombé et à sa riche chevelure à peine nouée, qu’elle avait peu dormi et qu’elle avait eu hâte de se retremper dans l’air du matin. Il était à peine neuf heures.

Elle fit un léger cri de surprise, puis, comme charmée, elle s’élança vers Alice ; mais, dans son rapide regard, je ne sais quelle farouche inquiétude se trahit en chemin.

Alice, clairvoyante et forte, lui sourit sans effort et lui tendit une main qu’Isidora porta à ses lèvres avec un mouvement convulsif de reconnaissance, mais sans pouvoir détacher son œil, noir et craintif comme celui d’une gazelle, du placide regard d’Alice. Alice était bien pâle aussi ; mais si paisible et si souriante, qu’on eût dit qu’elle était l’amante victorieuse en face de l’amante trahie.

« Elle ne se doute de rien ! » pensa l’autre ; et elle reprit son aplomb, d’autant plus qu’Alice ne parut pas faire la moindre attention à son joli peignoir de mousseline blanche.

« Vous ne m’attendiez pas si matin, lui dit madame de T… ; mais vous m’aviez dit que vous défendriez votre porte et que vous ne sortiriez pas tant que je ne serais pas venue ; je n’ai pas voulu vous condamner à une longue réclusion, et, en attendant votre réveil, je prenais plaisir à faire connaissance avec vos belles fleurs.

— Mes plus belles fleurs sont sans parfum et sans pureté auprès de vous, répondit Isidora, et ne prenez pas ceci pour une métaphore apportée de l’Italie, la terre classique des rébus. Je pense naïvement ce que je vous dis d’une façon ridicule ; c’est assez le caractère de l’enthousiasme italien. Il paraît exagéré à force d’être sincère. Ah ! Madame, que vous êtes belle au jour, que votre air de bonté me pénètre, et que votre manière d’être avec moi me rend heureuse ! Vous ne partagez donc pas l’animosité de votre famille contre moi ? Vous n’avez donc pas le sot et féroce orgueil des femmes du grand monde ?

— Ne parlons ni de ma famille, ni des femmes du monde : vous ne les connaissez pas encore, et peut-être n’aurez-vous pas tant à vous en plaindre que vous le croyez. Que vous importe, d’ailleurs, l’opinion de ceux qui, de leur côté, vous jugeraient ainsi sans vous connaître ? Oubliez un peu tout ce qui se meut en dehors de votre véritable vie, comme je l’oublie, moi aussi ; même quand je suis forcée de le traverser. Pensez un peu à moi, et laissez-moi ne penser qu’à vous. Dites-moi, croyez-vous que vous pourrez m’aimer ? »

Cette question était faite avec une sorte de sévérité où la franchise impérieuse se mêlait à la cordiale bienveillance. Isidora essaya de se récrier sur la cruauté d’un tel doute ; mais le regard ferme et bon d’Alice semblait lui dire : Pas de phrases ! je mérite mieux de vous. Et Isidora, sentant tout à coup le poids de cette âme supérieure tomber sur la sienne, fut saisie d’un malaise qui ressemblait à la peur.

Cette peur devint de l’épouvante lorsque Alice ajouta, en retenant fortement sa main dans la sienne : « Répondez-moi, répondez-moi donc hardiment, Julie !

— Julie ? s’écria la courtisane hors d’elle-même. Quel nom me donnez-vous là ?

— Permettez-moi de vous le donner toujours, reprit Alice avec une grande douceur ; un de nos amis communs vous a connue sous ce nom, qui est sans doute le véritable, et qui m’est plus doux à prononcer.

— C’est mon nom de baptême, en effet, dit Isidora avec un triste sourire ; mais je n’ai pas voulu le porter après que j’ai eu quitté ma famille et mon humble condition. C’est mon nom d’ouvrière, car vous savez que j’étais une pauvre enfant du peuple.

— C’esl votre titre de noblesse à mes yeux.

— Vraiment ?

— Vraiment oui ! Ne croyez donc pas que les idées ne pénètrent pas jusque dans les têtes coiffées en naissant d’un hochet blasonné. Ne soyez pas plus fière que moi ; nommez-moi Alice, et reprenez pour moi votre nom de Julie.

— Ah ! il me rappelle tant de choses douces et cruelles ! ma jeunesse, mon ignorance, mes illusions, tout ce que j’ai perdu ! Oui, donnez-le-moi, ce cher nom, pour que j’oublie tout ce qui s’est passé pendant que je m’appelais Isidora… Car celui-là vous fait mal aussi à prononcer, n’est-ce pas ? » Et en disant ces derniers mots, Isidora regarda à son tour Alice avec une sincérité impérative.

Alice éleva sa belle main délicate, et la posant sur le