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LUCREZIA FLORIANI.

blia l’étranger et courut vers la barque pour aider Stella ; mais les deux enfants étaient déjà en sûreté sur le sable, et Karol, entendant marcher sur ses talons, se retourna et vit l’étranger derrière lui.

Il avait, sans façon, franchi la ligne fatale, et, sans daigner regarder le prince, il passa près de lui, fit un bond rapide vers les enfants, et prit le petit Salvator dans ses bras, comme s’il eût voulu l’enlever.

Par un mouvement spontané, le prince Karol et Antonia s’élancèrent sur l’étranger. Karol le saisit par le bras avec une vigueur dont l’indignation décuplait la portée naturelle, et Biffi, armé de sa serpe, approcha de manière à prêter main-forte, au besoin, contre l’étranger.

Celui-ci ne leur répondit que par un sourire de dédain ; mais Stella fut la seule qui ne montra aucune terreur :

— Vous êtes fous ! s’écria-t-elle en riant. Je connais bien ce monsieur, il ne veut faire aucun mal à Salvator, car il l’aime beaucoup. Je vais avertir maman que vous êtes là, ajouta-t-elle en s’adressant au voyageur.

— Non, mon enfant, répondit ce dernier, c’est fort inutile. Salvator ne me reconnaît pas, et je fais peur ici à tout le monde. On croit que je veux l’enlever. Tiens, ajouta-t-il en lui rendant son jeune frère, ne te dérange pas. Je ne désire qu’une chose, c’est de vous regarder encore un instant, et puis je m’en irai.

— Maman ne vous laissera pas partir sans vous dire bonjour, reprit la petite.

— Non, non, je n’ai pas le temps de m’arrêter, dit l’étranger visiblement troublé ; tu diras à ta mère que je la salue… Elle se porte bien, ta mère ?

— Très-bien, elle est à la maison. N’est-ce pas que Salvator a beaucoup grandi ?

— Et embelli ! répondit l’étranger. C’est un ange ! Ah ! s’il voulait me laisser l’embrasser !… Mais il a peur de moi, et je ne veux pas le faire pleurer.

— Salvator, dit la petite, embrassez donc monsieur. C’est votre bon ami, que vous avez oublié ! Allons, mettez vos petits bras à son cou. Vous aurez du bonbon, et je dirai à maman que vous avez été très-aimable.

L’enfant céda, et après avoir embrassé l’étranger, il redemanda ses coquillages et ses cailloux et se remit à jouer sur le sable.

L’étranger s’était appuyé contre la nacelle ; il regardait l’enfant avec des yeux pleins de larmes. Le prince, la bonne et Biffi, qui le surveillaient attentivement, semblaient invisibles pour lui.

Cependant, au bout de quelques instants, il parut remarquer leur présence et sourit de l’anxiété qui se peignait encore sur leurs figures. Celle de Karol attira surtout son attention, et il fit un mouvement pour se rapprocher de lui.

— Monsieur, lui dit-il, n’est-ce point au prince de Roswald que j’ai l’honneur de parler ?

Et, sur un signe affirmatif du prince, il ajouta : « Vous commandez ici, et moi, je ne connais dans cette maison, probablement, que les enfants et leur mère ; ayez l’obligeance de dire à ces braves serviteurs de s’éloigner un peu, afin que j’aie l’honneur de vous dire quelques mots. »

— Monsieur, répondit le prince en l’emmenant à quelques pas de là, il me paraît plus simple de nous éloigner nous-mêmes ; car je ne commande point ici, comme vous le prétendez, et je n’ai que les droits d’un ami. Mais ils suffisent pour que je regarde comme un devoir de vous faire une observation. Vous n’êtes pas entré ici régulièrement, et vous n’y pouvez rester davantage sans l’autorisation de la maîtresse du logis. Vous avez franchi une palissade, non achevée, il est vrai, mais que la bienséance vous commandait de respecter. Veuillez vous retirer par où vous êtes venu et vous présenter sous votre nom à la grille du parc. Si la signora Floriani juge à propos de vous recevoir, vous ne risquerez plus de rencontrer chez elle des personnes disposées à vous en faire sortir.

— Épargnez-vous le rôle que vous jouez, Monsieur, répondit l’étranger avec hauteur ; il est ridicule. Et, voyant étinceler les yeux du prince, il ajouta avec une douceur railleuse : « Ce rôle serait indigne d’un homme généreux comme vous, si vous saviez qui je suis ; écoutez-moi, vous allez vous en convaincre par vous-même. »

XXV.

— Je m’appelle, poursuivit l’étranger en baissant la voix, Onorio Vandoni, et je suis le père de ce bel enfant dont vous voilà désormais constitué le gardien. Mais vous n’avez pas le droit de m’empêcher d’embrasser mon fils, et vous le réclameriez en vain, ce droit que je vous refuserais par la force si la persuasion ne suffisait point. Vous pensez bien que, lorsque la signora Floriani a cru devoir rompre les liens qui nous unissaient, il m’eût été facile de réclamer, ou du moins de lui contester la possession de mon enfant. Mais à Dieu ne plaise que j’aie voulu le priver, dans un âge aussi tendre, des soins d’une femme dont le dévouement maternel est incomparable ! Je me suis soumis en silence à l’arrêt qui me séparait de lui, je n’ai consulté que son intérêt et le soin de son bonheur. Mais ne pensez pas que j’aie consenti à le perdre à jamais de vue. De loin, comme de près, je l’ai toujours surveillé, je le surveillerai toujours. Tant qu’il vivra avec sa mère, je sais qu’il sera heureux. Mais s’il la perdait, ou si quelque circonstance imprévue engageait la signora à se séparer de lui, je reparaîtrais avec le zèle et l’autorité de mon rôle de père. Nous n’en sommes point là. Je sais ce qui se passe ici. Le hasard et un peu d’adresse de ma part m’ont appris que vous étiez l’heureux amant de la Lucrezia. Je vous plains de votre bonheur, Monsieur ! car elle n’est point une femme qu’on puisse aimer à demi, et qu’on puisse se consoler de perdre !… Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. Il ne s’agit que de l’enfant… je sais que je n’ai plus le droit de parler de la mère. Je me suis donc assuré de vos bons sentiments pour lui, de la douceur et de la dignité de votre caractère. Je sais… ceci va vous étonner, car vous croyez vos secrets bien enfermés dans cette retraite que vous gardez avec jalousie, et que vous étiez en train de palissader vous-même, quand j’ai osé enjamber vos fortifications ! Eh bien, apprenez qu’il n’est point de secrets de famille qui échappent à l’observation des valets… Je sais que vous voulez épouser Lucrezia Floriani, et que Lucrezia Floriani n’accepte pas encore votre dévouement. Je sais que vous auriez servi volontiers de père à ses enfants. Je vous en remercie pour mon compte, mais je vous aurais délivré de ce soin en ce qui concerne mon fils, et si la signora venait à se laisser fléchir par vos instances, vous pouvez compter toujours sur trois enfants et non sur quatre.

« Ce que je vous dis ici, Monsieur, ce n’est point pour que vous le répétiez à Lucrezia. Cela ressemblerait à une menace de ma part, à une lâche tentative pour m’opposer au succès de votre entreprise. Mais si j’évite ses regards, si je ne vais pas chercher le douloureux et dangereux plaisir de la voir, je ne veux pas que vous vous mépreniez sur les motifs de ma prudence. Il est bon, au contraire, que vous les connaissiez. Vous voyez, qu’en dépit de vos retranchements, il m’était bien facile de pénétrer ici, de voir mon fils et même de l’enlever. Si j’y étais venu avec une pareille résolution, j’y aurais mis plus d’audace ou plus d’habileté. Je ne comptais pas avoir le plaisir de causer avec vous en approchant de cette maison, et en me laissant fasciner par la vue de mon enfant… que j’ai reconnu… ah ! presque d’une lieue de distance, et lorsqu’il ne m’apparaissait que comme un point noir sur la grève ! Cher enfant !… Je ne dirai pas : Pauvre enfant ! il est heureux, il est aimé… Mais je m’en vais en me disant : Pauvre père ! pourquoi n’as-tu pas pu être aimé aussi ? Adieu, Monsieur ! je suis charmé d’avoir fait connaissance avec vous, et je vous laisse le soin de raconter, comme il vous conviendra, cette bizarre entrevue. Je ne l’ai point provoquée, je ne la regrette pas. Je ne sens point de haine contre vous ; j’aime à croire que vous méritez mieux votre félicité que je n’ai mérité mon infortune. La destinée est une femme capri-