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LE SECRÉTAIRE INTIME.

mérité votre défiance ? que m’avez-vous vu faire de mal ?

— Rien ; aussi je ne t’accuse de rien. Seulement, je me dis parfois que tu n’es peut-être pas aussi simple que tu veux le paraître, et que tu affectes de ne rien deviner, afin qu’on t’apprenne tout. Voyons, jure ton honneur, es-tu l’amant de la princesse ?

— Sur mon honneur ! je ne le suis pas.

— La Ginetta prétend la même chose ; mais c’est une menteuse si rusée ! Cependant la chose est bien invraisemblable, Julien. Quoi ! tu lui as plu si vite ; elle t’a ramassé sur le chemin pour ta jolie figure ; elle t’a fait souper avec elle à Avignon, le soir même, après avoir envoyé Lucioli je ne sais où ; puis elle a marié tout à coup et éloigné d’elle ce pauvre favori, qui depuis un an la suivait partout. Et voilà six mois que vous êtes enfermés ensemble, tête à tête, du matin au soir ; et avec ses manières libres, son ton cavalier, son sang-froid cynique, elle t’aurait laissé pâlir et soupirer en vain ! Et vos graves travaux (auxquels je ne crois guère) n’auraient pas été interrompus de temps en temps par des épanchements plus doux ! Allons, allons, Julien, vous l’avez fâchée aujourd’hui ; vous vous serez conduit comme une fille de village avec un officier de garnison : vous lui aurez demandé le mariage… Mais hier, mais ce matin encore, vous sembliez être bien en faveur, et je pensais que j’étais un niais, moi qui vous avais conseillé l’audace. J’ai souvent ri de votre émotion, de votre timidité, Saint-Julien ; et peut-être était-ce vous qui, à ces heures-là, vous divertissiez à mes dépens.

— Comment l’aurais-je fait, et pourquoi ?

— Pourquoi ? parce que je vous ai peut-être laissé prendre une place que j’aurais dû occuper. Voyons, franchement, est-ce que je ne devrais pas être son amant, moi ?

— Je vous dirai ce que vous venez de me dire : sais-je si vous ne l’êtes pas ?

— Vive Dieu ! s’écria le page gaiement, je ne le suis pas ! et, mort-Dieu ! j’en enrage, ajouta-t-il d’un ton demi-plaisant, demi-colère. Fiez-vous à moi, Saint-Julien, car voici que je m’épanche avec vous ; je me laisse aller jusqu’à me moquer de moi-même.

— Je ne me moquerai pas, dit le bon Julien avec douceur, d’une erreur que j’ai partagée. Vous êtes amoureux aussi de la princesse ?

— Moi ! non pas, s’il vous plaît ; parlez pour vous, je vous en prie.

— Mais vous l’avez été ?

Per Bacco ! jamais, que je sache ! Amoureux de cette reine de Saba ! Quand j’avais douze ans elle me faisait une peur de tous les diables avec ses yeux noirs et son nez aquilin ; à présent, elle me donne des nausées d’ennui avec ses affaires d’État, ses conversations esthétiques, ses papillons et son latin. Après cela, elle est jolie femme, et je ne vous blâme pas d’être amoureux d’elle. J’aurais été bien aise d’être son favori, parce que j’aimerais assez faire le petit prince pendant quelque temps ; mais elle m’a toujours fait l’honneur de me traiter comme un enfant en sevrage, et, soit mépris, soit affectation, elle s’obstine perpétuellement à rabattre cinq ou six ans de mon âge véritable. J’ai une manière de m’en venger : c’est de la gratifier de cinq ou six ans de trop auprès de tous les étrangers qui me demandent son âge à l’oreille.

— Vous voyez bien cependant, dit le mélancolique Julien, qu’on peut vivre dans son intimité pendant des mois et des années sans être aussi heureux que vous le supposez.

— Oh ! la belle preuve ! me prenez-vous pour un fat ? ne sais-je pas bien qu’en effet je n’ai pas trop l’air d’un homme ? Vous commencez à avoir de la barbe au menton, vous ! Dieu sait si j’en aurai jamais… Et cependant vous n’êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois : vous n’êtes pas son amant, mais vous voulez l’être.

— J’y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.

— Le reste de l’histoire de Max ?

— Qu’est-ce donc que le reste de cette histoire ?

— C’est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon vague, rien de plus.

— Mais encore ? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de meurtre et de poison qui m’ont passé par la tête tout à l’heure en vous écoutant ?

— Oui, Julien ; ce fut, dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain ; et puisque nous sommes dans la même position à peu près l’un et l’autre, unissons-nous et donnons-nous la main.

— Contre qui ? dit Julien.

— Contre l’hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et maltraité ; moi, j’étais prétendant, et j’ai été oublié. Il faut que nous sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d’officiers autrichiens qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son vaste empire et notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l’impure Vénus. Pour moi, je suis outré de tourner en vain depuis des années autour d’un cercle mystérieux que je n’entame jamais d’une ligne sans être aussitôt rejeté d’une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de toilette de la Ginetta, et de n’avoir pu tirer de sa bouche scellée un mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici ? Voilà un joli page ! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas les paroles confiées à l’oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la beauté avant d’introduire l’amant dans le boudoir couleur de rose ! Un brillant page, ma foi ! qui remet des lettres comme un simple valet, sans savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô siècle ! ô abrutissement ! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me dire tout ce qui t’arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je découvrirai. »

Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au bal.

X.

Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s’enfonçant sous les galeries où les lumières commençaient à s’éteindre, à la suite de quelques groupes mystérieux qui semblaient s’occuper d’affaires plus graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé volontairement en espion, était triste et mal à l’aise. C’était la première fois qu’il voulait arriver à la connaissance de la vérité par des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans l’agitation de la curiosité quelque chose d’aiguillonnant et d’inconnu qui n’était pas sans plaisir.

Il se sentait un peu blessé d’avoir été traité comme un enfant, d’avoir vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être ignorait ce qu’il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui l’avaient rendu heureux, mais qui peut-être l’avaient trompé. Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous avons tous à l’égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu’autant que le monde les estime, et nous rougirions d’être seuls à leur rendre justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d’un rêve, et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase insigni-