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LE SECRÉTAIRE INTIME.

Mais en même temps je m’affligeai de voir toujours ses traits empreints d’une mélancolie profonde ; et lorsque j’interrogeais ses pensées sur d’autres sujets que la science et la philosophie, j’étais effrayé du découragement dont cette âme si jeune et si pure était déjà flétrie. Je cherchai à obtenir sa confiance. Il me répondit qu’un amour malheureux l’avait pour jamais dégoûté de la société, que le seul lien qui l’attachait au monde était rompu, et que, renonçant à toute carrière d’ambition, il s’était fixé à Paris dans la condition la plus obscure, et ne trouvait plus de bonheur que dans la science et les arts, qu’il cultivait avec enthousiasme.

« Ce récit me toucha vivement, et je lui demandai la permission de le voir plus intimement. Il me conduisit dans sa mansarde ; elle était bien pauvre, mais charmante de propreté et toute brillante de fleurs et d’oiseaux. Comme j’examinais avec délices une aéride d’Afrique, il m’arriva de m’écrier : « Que vous êtes heureux de posséder une plante aussi rare ! j’en ai fait souvent la description à Son Altesse Quintilia, et jamais je n’ai pu me procurer… » Mais je m’arrêtai, effrayé de l’impression que ce nom lui avait faite. Il devint pâle comme un camélia, et se laissa tomber sur une chaise. Ensuite il devint rouge comme une pivoine, et me fit les questions les plus empressées et les plus singulières. À toutes mes réponses, il tombait dans une sorte de délire, et, quand il apprit que Son Altesse était à Paris, il s’élança vers la porte comme un fou ; puis il s’arrêta, et tomba évanoui sur le seuil.

« Je m’empressai de le secourir, mais en revenant à lui il s’entoura de réserve et de défaites. Je ne pus jamais en tirer que des explications vagues et sans vraisemblance ; il me conjura surtout de ne pas parler de lui à la princesse, mais de lui fournir le moyen de la voir sans en être vu. Je lui dis qu’elle devait assister le lendemain à une séance de botanique chez un de mes amis, professeur distingué. Il s’y glissa, mais se tint tellement caché, je ne sais dans quel coin, que je ne pus le joindre et lui parler.

« Je savais très-vaguement l’histoire de Max, et j’ignorais à cette époque la secrète douleur de la princesse. Je ne pensais donc point à l’avertir de la rencontre que j’avais faite, et j’étais loin d’établir dans ma pensée aucun rapprochement entre Max et Rosenhaïm. Cependant je fus tellement frappé du changement qui s’opérait dans les traits et les manières de mon jeune ami au seul nom de Quintilia, que je crus pouvoir me permettre d’en parler à la signora Ginetta. Cette jeune personne, un peu légère, dit-on, pour son compte, mais pleine de franchise et de dévouement pour sa maîtresse, fit de grandes exclamations de joie en m’écoutant, et s’écria : « Oh ! c’est lui, ce doit être lui. Je n’ai jamais cru à sa mort… » Elle voulait courir vers sa maîtresse ; et puis elle s’arrêta en pensant que, si elle se trompait dans ses conjectures, ce serait faire saigner le cœur de la princesse d’une fausse joie et d’une affreuse déception. Elle m’engagea à mettre Quintilia et Rosenhaïm en présence comme par hasard, m’assurant que si c’était Max en effet, la princesse se jetterait dans ses bras. « Cette rencontre a eu lieu déjà plusieurs fois, lui dis-je. Depuis que Rosenhaïm sait que la princesse est ici, il n’y a pas de jour qu’il ne se repaisse du douloureux plaisir de la suivre et de la contempler. Il est vrai qu’il se cache tellement, qu’il a dû être impossible à Son Altesse de le remarquer. En outre, il m’a recommandé le secret en termes si positifs, que je crains de l’offenser en le trahissant.

— C’est pour cela, reprit la Ginetta, que mon moyen est bon et nécessaire. »

« Nous nous concertâmes ensemble, et le lendemain j’engageai Rosenhaïm à venir voir une collection de médailles antiques dont je venais de faire emplette pour le cabinet de la princesse. Je lui jurai (et j’avoue que, pour la seule fois de ma vie, je fis un faux serment ; mais ce fut à bonne intention), que la princesse ne venait jamais chez moi, quoique j’occupasse une maison voisine de la sienne. Rosenhaïm se laissa entraîner, et de son côté la Ginetta eut l’esprit d’amener la princesse dans mon appartement pour voir mes médailles. J’ai trop peu d’éloquence pour vous faire la description de la scène dont je fus témoin. D’ailleurs, elle se termina d’une manière qui faillit me rendre fou ; les deux amants furent près de mourir, et la princesse surtout, que la surprise avait suffoquée, retrouva avec peine l’usage de ses sens.

« Cette touchante réconciliation fut suivie promptement d’un mariage dont vous venez de lire l’acte authentique.

« La princesse voulait se déclarer et ramener son époux avec éclat à Monteregale ; mais rien au monde ne put déterminer Max à partager son rang. Et vous pouvez lire à ce sujet la seconde lettre que vous avez là sous la main. »

Saint-Julien, entraîné par l’intérêt romanesque de ce récit, lut ce qui suit.

XXI.

« Non, ma bien-aimée, non, jamais ! La nature humaine est fragile et pleine de misérables passions. Une seule est grande et belle, c’est l’amour. Mais c’est une flamme divine qu’il faut garder comme on gardait jadis le feu sacré dans des cassolettes fermées sur un autel d’or ; c’est un parfum qu’il faut envelopper et sceller, de peur qu’il ne s’évapore ; une empreinte précieuse qu’il ne faut pas exposer au frottement de la circulation, de peur qu’on ne l’efface. Que notre cœur soit un tabernacle mystérieux et sacré où reposera le dieu. Vivons l’un pour l’autre, et que le monde n’en sache rien. Ne me contraignez pas à porter au travers des envieux ou des indifférents un visage radieux de bonheur, qui serait une insulte pour eux tous, et qu’ils s’efforceraient de ternir à vos yeux. Non, non ; j’ai trop souffert du contact empoisonné de votre cour, et je sais trop peu comment il faudrait s’y conduire pour ne pas s’y perdre. Mon caractère fut de tout temps opposé à la contrainte et à la méfiance ; et, malgré une enfance passée tout entière dans cette atmosphère mortelle, je n’avais pu corriger mon imprudente vivacité. Je ne puis jamais oublier ce qu’il m’en a coûté et par quelles années de désespoir j’ai expié un instant d’étourderie. Si nous eussions été alors de pauvres bourgeois allemands au milieu d’une honnête famille, et ne craignant rien les uns des autres, j’aurais pu être bien plus expansif, Quintilia, et vous voir sourire à ma joie candide. Mais, hélas ! j’étais un aventurier, un bâtard ; vous étiez une princesse, et notre hymen devait être un mystère. Je n’avais pas le droit de parler de mon bonheur et ne pouvais pas me réjouir sans avoir l’air insolent et vain. Aujourd’hui votre générosité m’accorde un dédommagement dont je sens toute la grandeur ; mais je n’en ai pas besoin. Être aimé de vous, vous presser dans mes bras et vous appeler ma femme ; vous voir moins souvent, mais sans témoins importuns, sans ennemis de mon bonheur toujours placés entre vous et moi ; pouvoir me livrer à mes transports, à ma reconnaissance, sans jamais être soupçonné d’aucun vil motif d’intérêt ; être aux pieds de ma maîtresse et de ma femme sans avoir l’air de ramper devant ma souveraine ou de solliciter ma bienfaitrice, n’est-ce pas là un bonheur plus sûr et plus vrai ? D’ailleurs j’ai contracté dans la solitude et dans le travail des goûts et des habitudes si différents de ce qui se fait autour de vous, que j’y serais perpétuellement déplacé et malheureux. Laissez-moi dans ma chère obscurité. J’ai trouvé dans mon malheur une amie généreuse qui m’a sauvé de moi-même, qui m’a préservé du suicide, et qui pendant cinq ans m’a aidé à vivre sans chercher à vous arracher de mon cœur ni à ternir la pureté de votre image dans ma mémoire. Cette amie, c’est l’étude. Je serais un ingrat si je l’abandonnais à présent que j’ai retrouvé l’objet de tous mes vœux. Laissez-moi dans ma mansarde ; c’est le temple où je l’ai servie, le sanctuaire où elle s’est révélée à moi, où elle a fait descendre du ciel la