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VALENTINE.

dez-moi la confiance que j’ai perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un sacrilège dans votre cœur ; dites ! vous sentez-vous plus fort que je ne le suis ?

Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l’esprit une droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre Valentine au crime de la tromper.

— Mais c’est un vœu que vous me demandez, Valentine ! s’écria-t-il. Pensez-vous que j’aie l’héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y être préparé ?

— Eh quoi ! ne l’êtes-vous pas depuis quinze mois ? lui dit-elle. Ces promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma sœur, et que jusqu’ici vous aviez si loyalement observées…

— Oui, Valentine, j’ai eu cette force, et j’aurai peut-être celle de renouveler mon vœu. Mais ne me demandez rien aujourd’hui, je suis trop agité ; mes serments n’auraient nulle valeur. Tout ce qui s’est passé a chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis, Valentine ! femme imprudente ! vous me dites que vous tremblez ! Pourquoi me dites-vous cela ? Je n’aurais pas eu l’audace de le penser. Vous étiez forte quand je vous croyais forte ; pourquoi me demander, à moi, l’énergie que vous n’avez pas ? Où la trouverai-je maintenant ? Adieu, je vais me préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus ; car vous voyez l’effet de cette conduite sur moi : elle me tue, elle détruit tout l’effet de ma vertu passée.

— Eh bien ! Bénédict, je vous le jure ; car il m’est impossible de ne pas me fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu ; demain nous nous reverrons tous au pavillon.

Elle lui tendit la main ; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement convulsif l’agitait. À peine l’eut-il effleurée, qu’une sorte de rage s’empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la repousser. Alors l’effroyable violence qu’il imposait à sa nature ardente depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.

— Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine ; rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine et torture ma vie ; fais-moi la grâce de mourir.

Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints, que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta à genoux près de lui, le pressa sur son cœur avec délire, le couvrit de caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide et mourante.

Enfin elle le rappela à lui-même ; mais il était si faible, si accablé, qu’elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu’à sa chambre, où elle lui prépara du thé.

En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l’officieuse et active ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres. Ses terreurs de femme et d’amante se calmèrent pour faire place aux sollicitudes de l’amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu’à secourir ses sens. L’imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches qu’il jetait sur cette chambre où il n’était entré qu’une fois, sur ce lit où il l’avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle s’occupait.

Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu’elle venait de lui préparer, il se leva brusquement et la regarda d’un air si étrange et si égaré qu’elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.

Bénédict jeta ses bras autour d’elle et l’empêcha de fuir.

— Laissez-moi, s’écria-t-elle, le thé m’a horriblement brûlée.

En effet, elle s’éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il faillit mourir encore ; et Valentine, vaincue par la pitié, par l’amour, par la peur surtout, ne s’arracha plus de ses bras quand il revint à la vie…

C’était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et qu’on a vingt ans.

Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses impressions habituelles, ne songea point au repentir ; mais ce moment vint et il fut terrible.

Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu’il fallait payer si cher. Sa faute reçut le plus rude châtiment qui put lui être infligé : il vit Valentine pleurer et dépérir de chagrin.

Trop vertueux l’un et l’autre pour s’endormir dans des joies qu’ils avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint cruelle. Valentine n’était point capable de transiger avec sa conscience. Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse, pour s’arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec désespoir ; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un enfer sans issue.

Bénédict accusait Valentine de l’aimer peu, de ne pas savoir le préférer à son honneur, à l’estime d’elle-même, de n’être capable d’aucun sacrifice complet ; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu’il venait de goûter ; il eût voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la fuir, il lui jurait de supporter la vie et l’exil ; mais elle n’avait plus la force de l’éloigner.

— Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur ! lui disait-elle ; non, ne me laissez pas ainsi, j’en mourrais ; je ne puis plus vivre qu’en m’étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue ; ma raison s’égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l’oubli de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu ; seule, je ne puis plus prier ; mais près de vous l’espoir me revient. Je me flatte de trouver un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m’en donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi ; c’est moi qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.

Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l’enfer avec ses terreurs faisait sourire Valentine. Elle n’était pas incrédule alors, elle était fanatique d’impiété.

— Eh bien, disait-elle, bravons tout ; qu’importe que je perde mon âme ? Soyons heureux sur la terre ; le bonheur d’être à toi sera-t-il trop payé par une éternité de tourments ? Je voudrais avoir quelque chose de plus à te acrifier ; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m’acquitter envers toi ?

— Oh ! si tu élais toujours ainsi ! s’écriait Bénédict.

Ainsi Valentine, de calme et réservée qu’elle était naturellement, était devenue passionnée jusqu’au délire par suite d’un impitoyable concours de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les aliments de sa force et de sa durée.

Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui apparte-