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GABRIEL.

FRÈRE CÔME, regardant le métier.

Elle n’est pourtant pas maladroite ! Voilà une fleur tout à fait jolie et qui ferait bien sur un devant d’autel. Regardez cette fleur, ma sœur Barbe ! vous n’en feriez pas autant peut-être.

BARBE, aigrement.

J’en serais bien fâchée. À quoi cela sert-il, toutes ces belles fleurs-là ?

FRÈRE CÔME.

Elle dit que c’est pour faire une doublure de manteau à son mari.

SETTIMIA.

Belle sottise ! son mari a bien besoin d’une doublure brodée en soie quand il n’a pas seulement le moyen d’avoir le manteau ! Elle ferait mieux de raccommoder le linge de la maison avec nous.

BARBE.

Nous n’y suffisons pas. À quoi nous aide-t-elle ? à rien !

SETTIMIA.

Et à quoi est-elle bonne ? à rien d’utile. Ah ! c’est un grand malheur pour moi qu’une bru semblable ! Mais mon fils ne m’a jamais causé que des chagrins.

FRÈRE CÔME.

Elle paraît du moins aimer beaucoup son mari !… (Un silence.) Croyez-vous qu’elle aime beaucoup son mari ? (Silence). Dites, ma soeur Barbe ?

BARBE.

Ne me demandez rien là-dessus. Je ne m’occupe pas de leurs affaires.

SETTIMIA.

Si elle aimait son mari, comme il convient à une femme pieuse et sage, elle s’occuperait un peu plus de ses intérêts, au lieu d’encourager toutes ses fantaisies et de l’aider à faire de la dépense.

FRÈRE CÔME.

Ils font beaucoup de dépense ?

SETTIMIA.

Ils font toute celle qu’ils peuvent faire. À quoi leur servent ces deux chevaux fins qui mangent jour et nuit à l’écurie, et qui n’ont pas la force de labourer ou de traîner le chariot ?

BARBE, ironiquement.

À chasser ! C’est un si beau plaisir que la chasse !

SETTIMIA.

Oui, un plaisir de prince ! Mais quand on est ruiné, on ne doit plus se permettre un pareil train.

FRÈRE CÔME.

Elle monte à cheval comme saint Georges.

BARBE.

Fi ! frère Côme ! ne comparez pas aux saints du paradis une personne qui ne se confesse pas, et qui lit toute sorte de livres.

SETTIMIA, laissant tomber son ouvrage.

Comment ! toute sorte de livres ! Est-ce qu’elle aurait introduit de mauvais livres dans ma maison.

BARBE.

Des livres grecs, des livres latins. Quand ces livres-là ne sont ni les Heures du diocèse, ni le saint Évangile, ni les Pères de l’Église, ce ne peuvent être que des livres païens ou hérétiques ! Tenez, en voici un des moins gros que j’ai mis dans ma poche pour vous le montrer.

FRÈRE CÔME, ouvrant le livre.

Thucydide ! Oh ! nous permettons cela dans les collèges… Avec des coupures, on peut lire les auteurs profanes sans danger.

SETTIMIA.

C’est très-bien ; mais quand on ne lit que ceux-là, on est bien près de ne pas croire en Dieu. Et n’a-t-elle pas osé soutenir hier à souper que Dante n’était pas un auteur impie ?

BARBE.

Elle a fait mieux, elle a osé dire qu’elle ne croyait pas à la damnation des hérétiques.

FRÈRE CÔME, d’un ton cafard et dogmatique.

Elle a dit cela ? Ah ! c’est fort grave ! très-grave !

BARBE.

D’ailleurs, est-ce le fait d’une personne modeste de faire sauter un cheval par-dessus les barrières ?

SETTIMIA.

Dans ma jeunesse, on montait à cheval, mais avec pudeur, et sans passer la jambe sur l’arçon. On suivait la chasse avec un oiseau sur le poing ; mais on allait d’un train prudent et mesuré, et on avait un varlet qui courait à pied tenant le cheval par la bride. C’était noble, c’était décent ; on ne rentrait pas échevelée, et on ne déchirait point ses dentelles à toutes les branches pour faire assaut de course avec les hommes.

FRÈRE CÔME.

Ah ! dans ce temps-là votre seigneurie avait une belle suite et de riches équipages !

SETTIMIA.

Et je me faisais honneur de ma fortune sans permettre la moindre prodigalité. Mais le ciel m’a donné un fils dissipateur, inconsidéré, méprisant les bons conseils, cédant à tous les mauvais exemples, jetant l’or à pleines mains ; et, pour comble de malheur, quand je le croyais corrigé, quand il semblait plus respectueux et plus tendre pour moi, voici qu’il m’amène une bru que je ne connais pas, que personne ne connaît, qui sort on ne sait d’où, qui n’a aucune fortune, et peut-être encore moins de famille.

FRÈRE CÔME.

Elle se dit orpheline et fille d’un honnête gentilhomme ?

BARBE.

Qui le sait ? On ne l’entend jamais parler de ses parents ni de la maison de son père.

FRÈRE CÔME.

D’après ses habitudes, elle semblerait avoir été élevée dans l’opulence. C’est quelque fille de grande maison qui a épousé votre fils en secret contre le gré de ses parents. Peut-être elle sera riche un jour.

SETTIMIA.

C’est ce qu’il voulut me faire croire lorsqu’il m’annonça ses projets, et je n’y ai pas apporté d’obstacle ; car la fausseté n’était pas au nombre de ses défauts. Mais je vois bien maintenant que cette aventurière l’a entraîné dans la voie du mensonge, car rien ne vient à l’appui de ce qu’il avait annoncé ; et, quoique je vive depuis longues années retirée du monde, il me paraît très-difficile que la société ait assez changé pour qu’une pareille aventure se passe sans faire aucun bruit.

FRÈRE CÔME.

Il m’a semblé souvent qu’elle disait des choses contradictoires. Quand on lui fait des questions, elle se trouble, se coupe dans ses réponses, et finit par s’impatienter, en disant qu’elle n’est pas au tribunal de l’inquisition.

SETTIMIA.

Tout cela finira mal ! J’ai eu du malheur toute ma vie, frère Côme ! Un époux imprudent, fantasque (Dieu veuille avoir pitié de son âme !) et qui m’a été bien funeste, il avait bien peu de choses à faire pour rester dans les bonnes grâces de son père. En flattant un peu son orgueil et ne le contrecarrant pas à tout propos, il eût pu l’engager à payer ses dettes et à faire quelque chose pour Astolphe. Mais c’était un caractère bouillant et impétueux comme son fils. Il prit à tâche de se fermer la maison paternelle, et nous portons aujourd’hui la peine de sa folie.

FRÈRE CÔME, d’un air cafard et méchant.

Le cas était grave… très-grave !…

SETTIMIA.

De quel cas voulez-vous parler ?

FRÈRE CÔME.

Ah ! votre seigneurie doit savoir à quoi s’en tenir. Pour moi, je ne sais que ce qu’on m’en a dit. Je n’avais pas alors l’honneur de confesser votre seigneurie.

(Il ricane grossièrement.)