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SPIRIDION.

le sauveur, c’est-à-dire l’ami de l’humanité, le prophète de l’idéal.

— Et le successeur de Platon, ajoutai-je.

— Comme Platon fut celui des autres révélateurs que nous vénérons, et dont nous sommes les disciples.

« Oui, poursuivit Alexis après une pause, comme pour me donner le temps de peser ses paroles, nous sommes les disciples de ces révélateurs, mais nous sommes leurs libres disciples. Nous avons le droit de les examiner, de les commenter, de les discuter, de les redresser même ; car, s’ils participent par leur génie de l’infaillibilité de Dieu, ils participent par leur nature de l’impuissance de la raison humaine. Il est donc non-seulement dans notre privilège, mais dans notre devoir comme dans notre destinée, de les expliquer et d’aider à la continuation de leurs travaux.

— Nous, mon père ! m’écriai-je avec effroi ; mais quel est donc notre mandat ?

— C’est d’être venus après eux. Dieu veut que nous marchions ; et, s’il fait lever des prophètes au milieu du cours des âges, c’est pour pousser les générations devant eux, comme il convient à des hommes, et non pour les enchaîner à leur suite, comme il appartient à de vils troupeaux. Quand Jésus guérit le paralytique, il ne lui dit pas : « Prosterne-toi, et suis-moi. » Il lui dit : « Lève-toi, et marche. »

— Mais où irons-nous, mon père ?

— Nous irons vers l’avenir ; nous irons, pleins du passé et remplissant nos jours présents par l’étude, la méditation et un continuel effort vers la perfection. Avec du courage et de l’humilité, en puisant dans la contemplation de l’idéal la volonté et la force, en cherchant dans la prière l’enthousiasme et la confiance, nous obtiendrons que Dieu nous éclaire et nous aide à instruire les hommes, chacun de nous selon ses forces… Les miennes sont épuisées, mon enfant. Je n’ai pas fait ce que j’aurais pu faire si je n’eusse pas été élevé dans le catholicisme. Je t’ai raconté ce qu’il m’a fallu de temps et de peines pour arriver à proclamer sur le bord de ma tombe ce seul mot : « Je suis libre ! »

— Mais ce mot en dit beaucoup, mon père ! m’écriai-je. Dans votre bouche il est tout puissant sur moi, et c’est de votre bouche seule que j’ai pu l’entendre sans méfiance et sans trouble. Peut-être, sans ce mot de vous, toute ma vie eût été livrée à l’erreur. Que j’eusse continué mes jours dans ce cloître, il est probable que j’y eusse vécu courbé et abruti sous le joug du fanatisme. Que j’eusse vécu dans le tumulte du monde, il est possible que je me fusse laissé égarer par les passions humaines et les maximes de l’impiété. Grâce à vous, j’attends mon sort de pied ferme. Il me semble que je ne peux plus succomber aux dangers de l’athéisme, et je sens que j’ai secoué pour toujours les liens de la superstition.

— Et si ce mot de ma bouche, dit Alexis, profondément ému, est le seul bien que j’aie pu faire en ce monde, ces mots de la tienne sont une récompense suffisante. Je ne mourrai donc pas sans avoir vécu, car le but de la vie est de transmettre la vie. J’ai toujours pensé que le célibat était un état sublime, mais tout à fait exceptionnel, parce qu’il entraînait des devoirs immenses. Je pense encore que celui qui se refuse à donner la vie physique à des êtres de son espèce doit donner en revanche, par ses travaux et ses lumières, la vie intellectuelle au grand nombre de ses semblables. C’est pour cela que je révère la féconde virginité du Christ. Mais, lorsque, après avoir nourri dans ma jeunesse des espérances orgueilleuses de science et de vertu, je me suis vu courbé sous les années et les mains vides de grandes œuvres, je me suis affligé et repenti d’avoir embrassé un état à la hauteur duquel je n’avais pas su m’élever. Aujourd’hui je vois que je ne tomberai pas de l’arbre comme un fruit stérile. La semence de vie a fécondé ton âme. J’ai un fils, un enfant plus précieux qu’un fruit de mes entrailles ; j’ai un fils de mon intelligence.

— Et de ton cœur, lui dis-je en pliant les deux genoux devant lui ; car tu as un grand cœur, ô père Alexis ! un cœur plus grand encore que ton intelligence ! Et quand tu t’écries : « Je suis libre ! » cette parole puissante implique celle-ci : « J’aime et je crois. »

— J’aime, je crois et j’espère, tu l’as dit ! répondit-il avec attendrissement ; s’il en était autrement, je ne serais pas libre. La brute, au fond des forêts, ne connaît point de lois, et pourtant elle est esclave ; car elle ne sait ni le prix, ni la dignité, ni l’usage de sa liberté. L’homme privé d’idéal est l’esclave de lui-même, de ses instincts matériels, de ses passions farouches, tyrans plus absolus, maîtres plus fantasques que tous ceux qu’il a renversés avant de tomber sous l’empire de la fatalité. »

Nous causâmes ainsi longtemps encore. Il m’entretint des grands mystères de la foi pythagoricienne, platonicienne et chrétienne, qu’il disait être un même dogme continué et modifié, et dont l’essence lui semblait le fond de la vérité éternelle ; vérité progressive, disait-il, en ce sens qu’elle était enveloppée encore de nuages épais, et qu’il appartenait à l’intelligence humaine de déchirer ces voiles un à un, jusqu’au dernier. Il s’efforça de rassembler tous les éléments sur lesquels il basait sa foi en un Dieu-Perfection : c’est ainsi qu’il l’appelait. Il disait : 1o que la grandeur et la beauté de l’univers accessible aux calculs et aux observations de la science humaine, nous montraient dans le Créateur l’ordre, la sagesse et la science omnipotente ; 2o que le besoin qu’éprouvent les hommes de se former en société et d’établir entre eux des rapports de sympathie, de religion commune et de protection mutuelle, prouvait, dans le législateur universel, l’esprit de souveraine justice ; 3o que les élans continuels du cœur de l’homme vers l’idéal prouvaient l’amour infini du père des hommes répandu à grands flots sur la grande famille humaine, et manifesté à chaque âme en particulier dans le sanctuaire de sa conscience. De là il concluait pour l’homme trois sortes de devoirs. Le premier, appliqué à la nature extérieure : devoir de s’instruire dans les sciences, afin de modifier et de perfectionner autour de lui le monde physique. Le second, appliqué à la vie sociale : devoir de respecter ou d’établir des institutions librement acceptées par la famille humaine et favorables à son développement. Le troisième, applicable à la vie intérieure de l’individu : devoir de se perfectionner soi-même en vue de la perfection divine, et de chercher sans cesse pour soi et pour les autres les voies de la vérité, de la sagesse et de la vertu.

Ces entretiens et ces enseignements furent au moins aussi longs que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent plusieurs jours, et nous absorbèrent tellement l’un et l’autre que nous prenions à peine le temps de dormir. Mon maître semblait avoir recouvré, pour m’instruire, une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et me les faisait oublier à moi-même ; il me lisait son livre et me l’expliquait à mesure. C’était un livre étrange, plein d’une grandeur et d’une simplicité sublimes. Il n’avait pas affecté une forme méthodique ; il avouait n’avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt écrit, comme Montaigne, au jour le jour, une suite d’essais, où il avait exprimé naïvement tantôt les élans religieux, tantôt les accès de tristesse et de découragement sous l’empire desquels il s’était trouvé.

« J’ai senti, me disait-il, que je n’étais plus capable d’écrire un grand ouvrage pour mes contemporains, tel que je l’avais rêvé dans mes jours de noble, mais aveugle ambition. Alors, conformant ma manière à l’humilité de ma position, et mes espérances à la faiblesse de mon être, j’ai songé à répandre mon cœur tout entier sur ces pages intimes, afin de former un disciple qui, ayant bien compris les désirs et les besoins de l’âme humaine, consacrât son intelligence à chercher le soulagement et la satisfaction de ses désirs et de ses besoins, dont tôt ou tard, après les agitations politiques, tous les hommes sentiront l’importance. Expression plaintive de la triste époque où le sort m’a jeté, je ne puis qu’élever un cri de détresse afin qu’on me rende ce qu’on m’a ôté : une foi, un dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne peut me répondre et que je vais mourir hors du temple,