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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

d’Argens (la Cochois) vint les rejoindre d’un air plus empesé, et avec les belles paroles d’une reine qui protège le malheur. Consuelo ne lui en sut pas moins de gré de sa démarche, et la supplia de ne pas compromettre la faveur de son époux en prolongeant sa visite.

Le roi dit à Pœlnitz :

« Eh bien, l’as-tu interrogée ? As-tu trouvé moyen de la faire parler ?

— Pas plus qu’une borne, répondit le baron.

— Lui as-tu fait entendre que je pardonnerais tout, si elle voulait seulement me dire ce qu’elle sait de la balayeuse, et ce que Saint-Germain lui a dit ?

— Elle s’en soucie comme de l’an quarante.

— L’as-tu effrayée sur la longueur de sa captivité ?

— Pas encore. Votre Majesté m’avait dit de la prendre par la douceur.

— Tu l’effraieras en la reconduisant.

— J’essaierai, mais je ne réussirai pas.

— C’est donc une sainte, une martyre ?

— C’est une fanatique, une possédée, peut-être le diable en cotillons.

— En ce cas, malheur à elle ! je l’abandonne. La saison de l’opéra italien finit dans quelques jours ; arrange-toi pour qu’on n’ait plus besoin de cette fille jusque-là, et que je n’entende plus parler d’elle jusqu’à l’année prochaine.

— Un an ! Votre Majesté n’y tiendra pas.

— Mieux que ta tête ne tient sur ton cou, Pœlnitz ! »

XVII.

Pœlnitz avait assez de motifs de ressentiment contre la Porporina pour saisir cette occasion de se venger. Il n’en fit rien pourtant ; son caractère était éminemment lâche, et il n’avait la force d’être méchant qu’avec ceux qui s’abandonnaient à lui. Pour peu qu’on le remît à sa place, il devenait craintif, et on eût dit qu’il éprouvait un respect involontaire pour ceux qu’il ne réussissait pas à tromper. On l’avait vu même se détacher de ceux qui caressaient ses vices pour suivre, l’oreille basse, ceux qui le foulaient aux pieds. Était-ce le sentiment de sa faiblesse, ou le souvenir d’une jeunesse moins avilie ? On aimerait à croire que, dans les âmes les plus corrompues, quelque chose accuse encore de meilleurs instincts étouffés et demeurés seulement à l’état de souffrance et de remords. Il est certain que Pœlnitz s’était attaché longtemps aux pas du prince Henry, en feignant de prendre part à ses chagrins ; que souvent il l’avait excité à se plaindre des mauvais traitements du roi et lui en avait donné l’exemple, afin d’aller ensuite rapporter ses paroles à Frédéric, même en les envenimant, pour augmenter la colère de ce dernier. Pœlnitz avait fait cet infâme métier pour le plaisir de le faire ; car, au fond, il ne haïssait pas le prince. Il ne haïssait personne, si ce n’est le roi, qui le déshonorait de plus en plus sans vouloir l’enrichir. Pœlnitz aimait donc la ruse pour elle-même. Tromper était un triomphe flatteur à ses yeux. Il avait d’ailleurs un plaisir réel à dire du mal du roi et à en faire dire ; et quand il venait rapporter ces malédictions à Frédéric, tout en se vantant de les avoir provoquées, il se réjouissait intérieurement de pouvoir jouer le même tour à son maître, en lui cachant le bonheur qu’il avait goûté à le railler, à le trahir, à révéler ses travers, ses ridicules et ses vices à ses ennemis. Ainsi, chaque partie lui servait de dupe, et cette vie d’intrigue où il fomentait la haine sans servir précisément celle de personne avait pour lui des voluptés secrètes.

Cependant le prince Henry avait fini par remarquer que chaque fois qu’il laissait paraître son aigreur devant le complaisant Pœlnitz, il trouvait, quelques heures après, le roi plus courroucé et plus outrageant avec lui qu’à l’ordinaire. S’était-il plaint devant Pœlnitz d’être aux arrêts pour vingt-quatre heures, il voyait le lendemain sa condamnation doublée. Ce prince, aussi franc que brave, aussi confiant que Frédéric était ombrageux, avait enfin ouvert les yeux sur le caractère misérable du baron. Au lieu de le ménager prudemment, il l’avait accablé de son indignation ; et depuis ce temps-là, Pœlnitz, courbé jusqu’à terre devant lui, ne l’avait plus desservi. Il semblait même qu’il l’aimât au fond du cœur, autant qu’il était capable d’aimer. Il s’attendrissait en parlant de lui avec admiration, et ces témoignages de respect paraissaient si sincères qu’on s’en étonnait comme d’une bizarrerie incompréhensible de la part d’un tel homme.

Le fait est que Pœlnitz, le trouvant plus généreux et plus tolérant mille fois que Frédéric, eût préféré l’avoir pour maître ; pressentant ou devinant vaguement, ainsi que le faisait le roi, une sorte de conjuration mystérieuse autour du prince, il eût voulu pour beaucoup en tenir les fils et savoir s’il pouvait compter assez sur le succès pour s’y associer. C’était donc avec l’intention de s’éclairer pour son propre compte qu’il avait tâché de surprendre la religion de Consuelo. Si elle lui eût révélé le peu qu’elle en savait, il ne l’eût pas rapporté au roi, à moins pourtant que ce dernier ne lui eût donné beaucoup d’argent. Mais Frédéric était trop économe pour avoir de grands scélérats à ses ordres.

Pœlnitz avait arraché quelque chose de ce mystère au comte de Saint-Germain. Il lui avait dit, avec tant de conviction, tant de mal du roi, que cet habile aventurier ne s’était pas assez méfié de lui. Disons, en passant, que l’aventurier avait un grain d’enthousiasme et de folie ; que s’il était charlatan et même jésuitique à beaucoup d’égards, il avait au fond de tout cela une conviction fanatique qui présentait de singuliers contrastes et lui faisait commettre beaucoup d’inconséquences.

En ramenant Consuelo à la forteresse, Pœlnitz, qui était un peu blasé sur le mépris qu’on avait pour lui, et qui ne se souvenait déjà plus guère de celui qu’elle lui avait témoigné, se conduisit assez naïvement avec elle. Il lui confessa, sans se faire prier, qu’il ne savait rien, et que tout ce qu’il avait dit des projets du prince, à l’égard des puissances étrangères, n’était qu’un commentaire gratuit de la conduite bizarre et des relations secrètes du prince et de sa sœur avec des gens suspects.

« Ce commentaire ne fait pas honneur à la loyauté de votre seigneurie, répondit Consuelo, et peut-être ne devrait-elle pas s’en vanter.

— Le commentaire n’est pas de moi, répondit tranquillement Pœlnitz ; il est éclos dans la cervelle du roi notre maître, cervelle maladive et chagrine, s’il en fut, quand le soupçon s’en empare. Quant à donner des suppositions pour des certitudes, c’est une méthode tellement consacrée par l’usage des cours et par la science des diplomates, que vous êtes tout à fait pédante de vous en scandaliser. Au reste, ce sont les rois qui me l’ont apprise ; ce sont eux qui ont fait mon éducation, et tous mes vices viennent, de père en fils, des deux monarques prussiens que j’ai eu l’honneur de servir. Plaider le faux pour savoir le vrai ! Frédéric n’en fait jamais d’autre, et on le tient pour un grand homme ; ce que c’est que d’avoir la vogue ! tandis qu’on me traite de scélérat parce que je suis ses errements ; quel préjugé ! »

Pœlnitz tourmenta Consuelo, tant qu’il put, pour savoir ce qui se passait entre elle, le prince, l’abbesse, Trenck, les aventuriers Saint-Germain et Trismégiste, et un grand nombre de personnages très-importants, disait-il, qui étaient mêlés à une intrigue inexplicable. Il lui avoua naïvement que si cette affaire avait quelque consistance, il n’hésiterait pas à s’y jeter. Consuelo vit bien qu’il parlait enfin à cœur ouvert ; mais comme elle ne savait réellement rien, elle n’eut pas de mérite à persister dans ses dénégations.

Quand Pœlnitz eut vu les portes de la citadelle se refermer sur Consuelo et sur son prétendu secret, il rêva à la conduite qu’il devait tenir à son égard ; et en fin de cause, espérant qu’elle se laisserait pénétrer si, grâce à lui, elle revenait à Berlin, il résolut de la disculper auprès du roi. Mais dès le premier mot qu’il lui en dit le lendemain, le roi l’interrompit :

« Qu’a-t-elle révélé ?