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consuelo.

le sans-lendemain intellectuel des artistes, une sorte d’ignorance ou d’indifférence de la notion du bien et du mal, le bonheur facile, le mépris ou l’impuissance de la réflexion ; en un mot, l’ennemi et le contraire de l’idée.

Entre ces deux hommes, dont chacun était lié à un milieu antipathique à celui de l’autre, Consuelo était aussi peu vivante, aussi peu capable d’action et d’énergie qu’une âme séparée de son corps. Elle aimait le beau, elle avait soif d’un idéal. Albert le lui enseignait, et le lui offrait. Mais Albert, arrêté dans le développement de son génie par un principe maladif, avait trop donné à la vie de l’intelligence. Il connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu’il avait souvent perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n’imaginait pas que les idées et les objets sinistres avec lesquels il s’était familiarisé pussent, sous l’influence de l’amour et de la vertu, inspirer d’autres sentiments à sa fiancée que l’enthousiasme de la foi et l’attendrissement du bonheur. Il n’avait pas prévu, il n’avait pas compris qu’il l’entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas l’espèce de violence qu’elle eût été forcée de faire subir à son être pour s’identifier au sien.

Anzoleto, tout au contraire, blessant l’âme et révoltant l’intelligence de Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine, épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l’air vital dont la Fleur des Espagnes, comme il l’appelait jadis, avait besoin pour se ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale, ignorante et délicieuse ; tout un monde de mélodies naturelles, claires et faciles ; tout un passé de calme, d’insouciance, de mouvement physique, d’innocence sans travail, d’honnêteté sans efforts, de piété sans réflexion. C’était presque une existence d’oi-