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les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une rangée d’hommes plus soumis ou plus déterminés, qui ont la consigne de tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la plus légère intention de fuir ou de résister. Si le rang chargé de cette exécution la néglige, le rang placé derrière, qui est encore choisi parmi de plus insensibles et de plus farouches (car il y en a parmi les vieux soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scélérats), ce troisième rang, dis-je, est chargé de tirer sur les deux premiers ; et ainsi de suite, si le troisième rang faiblit dans l’exécution. Ainsi, chaque rang de l’armée a, dans la bataille, l’ennemi en face et l’ennemi sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des frères d’armes. Partout la violence, la mort et l’épouvante ! C’est avec cela, dit le grand Frédéric, qu’on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place dans ces premiers rangs est enviée et recherchée par le jeune militaire prussien ; et sitôt qu’il y est placé, sans concevoir la moindre espérance de salut, il se débande et jette ses armes, afin d’attirer sur lui les balles de ses camarades. Ce mouvement de désespoir en sauve plusieurs, qui, risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers, parviennent à s’échapper, et souvent passent à l’ennemi. Le roi ne s’abuse pas sur l’horreur que son joug de fer inspire à l’armée, et vous savez peut-être son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait à une de ses grandes revues, et ne se lassait pas d’admirer la belle tenue et les superbes manœuvres de ses troupes. « La réunion et l’ensemble de tant de beaux hommes vous surprend ? lui dit Frédéric ; et moi, il y a quelque chose qui m’étonne bien davantage ! — Quoi donc ? dit le jeune duc. — C’est que nous soyons en sûreté, vous et moi, au milieu d’eux, répondit le roi. »