Page:Sand - La Filleule.djvu/129

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vrir la fenêtre de sa propre chambre, qui donnait en face de la mienne. Malgré le froid et la neige, elle y restait quelques minutes, jusqu’à ce que, désespéré de la voir s’exposer à un rhume, je lui fisse comprendre en me retirant que mes remords m’arrachaient à ma joie.

Quand ses hôtes étaient partis, c’était toujours d’assez bonne heure, à cause de l’éloignement du quartier, elle agitait une sonnette, et j’accourais près du feu, entre elle et sa mère. On me permettait d’y rester une demi-heure et je retournais travailler et dormir.

Insensiblement, madame Marange, sûre de moi autant que d’Anicée, nous laissa seuls ensemble. Tous les domestiques se couchaient. Il n’y avait pas de malveillants parmi eux. Anicée était trop connue, trop aimée pour être calomniée dans son intérieur. Alors, nous prolongions doucement la veillée, malgré le reproche que se faisait mon amie de me dévorer mon temps. Puis elle riait de mes projets de gloire, elle se faisait fort de me conserver l’estime et l’amitié de sa mère sans cela. Elle avait envie d’aller brûler mes livres ; elle m’ordonnait de dormir au lieu de travailler en la quittant.

Je désobéissais : je veillais jusqu’à deux heures du matin, non par besoin de travailler, mais pour mener de front la double ambition que sa mère me suggérait, être heureux par elle et digne d’elle. Je ne dormais donc plus que quatre heures sur vingt-quatre, quelquefois moins. Je n’en fus pas malade ni même accablé un seul jour. L’amour fait vivre ; c’est l’absence qui tue.

Un jour dans la semaine, on m’accordait pour récréation d’accompagner ces dames au théâtre. Je ne me le reprochai plus, quand je vis que cela m’était utile aussi et développait en moi des jouissances d’art et des souffrances de critique qui formaient mon jugement où éveillaient mon imagination. Puisqu’il entrait dans mon plan de n’être volontairement