Page:Sand - La Filleule.djvu/265

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loin de vous. Hélas ! je suis plus loin, chaque jour plus loin, de mon bonheur, de mon passé, de mon enfance, le seul beau temps de ma vie, quand vous étiez toute ma vie !

» Si cela peut vous intéresser, j’ai grandi un peu, et on dit que je suis fort embellie. Mais je sens, moi, que j’enlaidis au moral. Je suis affreusement gâtée : aussi je suis mauvaise, colère, hargneuse, fantasque. J’ai fait souvent beaucoup de peine au duc, je me suis fait détester de beaucoup de gens, et je me trouve fort ingrate envers la duchesse.

» Adieu, mamita. Mamita… ô mamita ! je suis moins méchante que malheureuse, allez ! »


Telles étaient les lettres de cette bizarre enfant. Anicée ne les comprenait pas. Madame Marange les devinait. Stéphen ne pouvait les expliquer.

Ils s’étaient établis pour l’été à Castellamare, près de Naples. Ils avaient écrit à Paris pour déclarer leur mariage à ceux de leurs amis qui l’ignoraient ou qui en doutaient encore. Le temps était enfin venu où Stéphen, reconnu homme de science et homme de cœur éprouvé, tout le monde s’écriait en apprenant cette nouvelle :

— Bah ! ils étaient mariés ? Eh bien, ils avaient raison. C’est le couple le mieux assorti, le plus sage et le meilleur qui existe.

Après quelques jours passés à Nice, la duchesse écrivit au duc que l’air ne lui convenait pas et qu’elle louerait une villa aux environs de Gênes pour y passer le printemps. Morenita lui avait servi de prétexte pour ne pas suivre son mari en Espagne. Là, en effet, l’adoption de la gitanilla eût fait le plus mauvais effet. Le duc, en prenant sa fille avec lui, n’avait pas prévu qu’elle s’emparerait si despotiquement de sa vie et ne lui permettrait jamais de la tenir cachée. La duchesse acceptait cet inconvénient, qui dérangeait toute leur existence, avec une longanimité inouïe.