Page:Sand - La Filleule.djvu/66

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bout de deux mois, et il se mordait les doigts de m’avoir introduit dans la maison. J’ai su, depuis, qu’il avait imaginé de raconter l’histoire de Morena et la mienne, pour se ménager un tête-à-tête avec madame de Saule, en l’accompagnant chez les Floche en l’absence de sa mère. Mais ce projet avait échoué. Madame de Saule s’était fait escorter d’un vieux ami de sa famille.

Si je me contins, ce fut par la crainte d’être aussi fat que lui en m’imaginant que madame de Saule avait besoin de moi pour embrasser la cause de ses charmes et de ses mérites. Je pris le parti de ne plus écouter ce qu’il me disait ; il s’en aperçut et me souhaita le bonsoir, en assurant que j’étais amoureux fou et que j’étais capable de ne pas retrouver mon chemin.

Je le retrouvai fort bien. J’ignore si j’étais amoureux. Je n’en avais pas conscience, car j’eusse pu jurer que je ne l’étais pas. Je me sentais presque heureux ce soir-là. J’avais plus de confiance dans la vie, je marchais avec plus de plaisir, la nuit me paraissait plus belle ; je ne me sentais plus seul et abandonné sur la terre : et pourtant je n’espérais rien, je n’eusse rien osé désirer. Hubert Clet avait gâté la première heure de ma course, en s’efforçant de donner une forme réelle à mes vagues et chastes aspirations ; mais, à mesure que je m’avançais seul dans la forêt, cette influence désagréable se dissipait, et je me retrouvais seul avec les bons souvenirs de ma journée.

La lune était splendide, le profond et majestueux silence des premières nuits d’automne n’était interrompu, par moments, que par la course effarée et soudaine des cerfs et des biches dont je troublais la retraite.

C’était l’époque de l’année où les gardes de la forêt et les paysans de la lisière croient entendre passer la chasse fantastique du grand veneur. J’aurais bien souhaité quelque brillante vision de ce genre ; mais elles ne sont accordées qu’à ceux qui ont le bonheur d’y croire.