Page:Sand - La Filleule.djvu/83

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Elle ne pouvait l’être complétement avec une âme si douce, tant de penchant à s’effacer ou à s’immoler, et les consolations d’une mère si assidue et si parfaite. C’était une victime souriante et parée, qui mourait de langueur et d’ennui au milieu de l’éclat du monde. Elle avait souffert sans jamais se plaindre ; mais sa mère ne s’y était pas trompée : elle avait essayé de le faire comprendre à M. de Saule. En sentant ses torts, il s’était aigri comme font les gens qui ne peuvent ou ne veulent pas les réparer. Il avait eu de l’amertume contre sa belle-mère, prétendant qu’elle exerçait sur sa fille une influence fâcheuse en l’encourageant dans sa manie de retraite ; il songeait presque à séparer ces deux femmes, ce qui eût été la mort de l’une ou de l’autre, si la mort ne l’eût surpris lui-même.

Anicée n’avait donc connu dans l’amour et le mariage qu’un bonheur court et trompeur. Elle ne désirait pas faire une nouvelle expérience. La pensée d’être rapprochée pour toujours de sa mère la dédommageait de la solitude de sa vie. Depuis cinq ans, elle faisait comme faisait Stéphen depuis un mois. Elle se reposait d’avoir souffert, sans songer à vivre complétement.

Dans la journée, elle ne recevait personne ; en cela elle était d’accord avec madame Marange, qui pensait qu’on doit, pour conserver la santé de l’esprit, s’appartenir chaque jour un certain nombre d’heures. Elles déjeunaient avec Julien, qui suivait ou était censé suivre des cours. Dès qu’il était sorti, elles lisaient et brodaient alternativement ensemble. Elles vivaient dans une telle fusion d’habitudes, qu’il n’y avait jamais qu’un livre commencé ou un ouvrage de femme sur le métier pour elles deux. De temps en temps on apportait Morena, qui se roulait à leurs pieds sur une épaisse couverture de soie piquée. Peu à peu, Anicée obtint qu’elle y restât presque tout le temps. Elle éprouvait une jouissance infinie à contempler les mouvements souples et gracieux de cette ravissante petite créature qui, ne souffrant jamais et se sentant prévenue dans