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pareil néant, non plus que la mienne. Ni ma mère ni moi ne voulons nous reposer dans une tombe. Jamais, jamais ! cette caverne catholique, ces sépulcres scellés, cet abandon de la vie, ce divorce entre le ciel et la terre, entre le corps et l’âme, me font horreur ! »

« C’est par de pareils discours qu’Albert commença à répandre l’effroi dans l’âme simple et timide de son père. On rapporta ses paroles au chapelain, pour qu’il essayât de les expliquer. Cet homme borné n’y vit qu’un cri arraché par le sentiment de ma damnation éternelle. La crainte superstitieuse qui se répandit dans les esprits autour d’Albert, les efforts de sa famille pour le ramener à la soumission catholique, réussirent bientôt à le torturer, et son exaltation prit tout à fait le caractère maladif que vous lui avez vu. Ses idées se confondirent : à force de voir et de toucher les preuves de ma mort, il oublia qu’il m’avait connue vivante, et je ne lui semblai plus qu’un spectre fugitif toujours prêt à l’abandonner. Sa fantaisie évoqua ce spectre et ne lui prêta plus que des discours incohérents, des cris douloureux, des menaces sinistres. Quand le calme lui revenait, sa raison restait comme voilée sous un nuage. Il avait perdu la mémoire des choses récentes ; il se persuadait avoir fait un rêve de huit années auprès de moi, ou plutôt ces huit années de bonheur, d’activité, de force, lui apparaissaient comme le songe d’une heure.

« Ne recevant aucune lettre de lui, j’allais courir vers lui : Marcus me retint. La poste, disait-il, interceptait nos lettres, ou la famille de Rudolstadt les supprimait. Il recevait toujours, par son fidèle correspondant, des nouvelles de Riesenburg ; mon fils passait pour calme, bien portant, heureux dans sa famille. Vous savez quels soins on prenait pour cacher sa situation, et on les prit avec succès durant les premiers temps.