Aller au contenu

Page:Sand - La dernière Aldini. Simon.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

goutte de vin. L’abbé lui répondit par un soupir, Beppa lui serra la main, et, après quelques instants d’un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa promesse, commença son récit en ces termes :

« Je suis, vous le savez, fils d’un pêcheur de Chioggia. Presque tous les habitants de cette rive ont le thorax bien développé et la voix forte. Ils l’auraient belle, s’ils ne l’enrouaient de bonne heure à lutter sur leurs barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire et à fumer immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue. C’est une belle race que nos Chioggiotes. On dit qu’un grand peintre français, Leopoldo Roberto, est maintenant occupé à illustrer le type de leur beauté dans un tableau qu’il ne laisse voir à personne.

Quoique je sois d’une complexion assez robuste, comme vous voyez, mon père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si chétif, qu’il ne voulut m’enseigner ni à jeter le filet, ni à diriger la chaloupe et le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la rame à deux mains, le voguer de la barquette, et il m’envoya gagner ma vie à Venise en qualité d’aide-gondolier de place. Ce fut une grande douleur et une grande humiliation pour moi que d’entrer ainsi en servage, de quitter la maison paternelle, le rivage de la mer, l’honorable et périlleuse profession de mes pères. Mais j’avais une belle voix, je savais bon nombre de fragments de l’Arioste et du Tasse. Je pouvais faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et la patience, cinquante francs par mois au service des amateurs et des étrangers.

Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s’interrompant et en se tournant vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous avons