Page:Sand - Le Diable aux champs.djvu/236

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EUGÈNE. — Bah ! est-ce que de tout temps, les hommes n’ont pas été divisés d’opinions ? J’ai ouï dire que Cicéron était un vieux réac, et qu’il y avait des socialistes chez les Grecs et chez les Romains.

MAURICE. — Tu vas nous citer Rome au siècle d’Auguste ! Tu sais, Damien ? c’est le seul livre qu’il ait lu en trois ans. — Donne-moi donc un clou, que je fasse tenir le chapeau de monsieur Cassandre.

EUGÈNE. — Comment ôtera-t-il son chapeau, s’il est cloué à sa tête ?

MAURICE. — Il ne l’ôtera pas. (À Eugène.) Tu dis, toi, que de tout temps les hommes ont été divisés d’opinions ? C’est probable ! mais je doute qu’en aucun temps ils l’aient été en autant de nuances que dans celui-ci. Je me disais ça l’autre jour en relisant Tartuffe. Je ne m’étonnais pas que la pièce eût été persécutée par les bigots, et je ne m’étonnais pas non plus qu’elle eût été soutenue par les dévots sincères en même temps que par les philosophes. Cela faisait un public pour, un public contre. Mais que Tartuffe fît sa première apparition aujourd’hui, les bigots feraient bien comme ceux d’autrefois ; mais les dévots sincères, s’il en est encore, n’auraient pas le courage de le soutenir, parce que la peur est trop grande dans ce camp-là. Quant aux philosophes, ils trouveraient la morale de la pièce trop timide. Les républicains n’applaudiraient pas au prince ennemi de la fraude. Les proudhonistes ne voudraient pas de l’éloge de la vraie piété ; les saint-simoniens et fouriéristes, de l’éloge du mariage et de la famille, les littérateurs se diviseraient en dix partis pour ou contre le style et la conduite de la pièce. Bref, je crois que Tartuffe tomberait à plat, non pas tant à cause de la force des passions déchaînées contre lui, qu’à cause de l’absence d’un parti assez nombreux pour en approuver et en soutenir l’esprit et la forme.

DAMIEN. — Alors, il n’y a plus deux publics dans une salle, il y en a quinze ou vingt.

MAURICE. — Et comment répondre au sentiment de tout