Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/233

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ou de la veille. Il rêvait les yeux ouverts, il voyait les yeux fermés.

Un mot d’affection enjouée, un sourire de Gilberte, sa robe qui l’avait effleuré en passant, un brin d’herbe qu’elle avait brisé, et dont il s’était emparé, c’en était bien assez pour l’occuper toute la nuit ; et le jour avait à peine paru, qu’il courait préparer son cheval lui-même afin de partir plus vite. Il oubliait de manger, et ne s’étonnait même pas de vivre ainsi de la rosée du matin et de la brise qui soufflait de Châteaubrun.

Il n’osait pas y aller tous les jours, quoiqu’il l’eût pu sans que M. Antoine le reçût moins bien. Mais il y a dans la passion une pudeur craintive qui s’effraie du bonheur au moment de le saisir. Il errait alors dans toutes les directions, et se cachait dans les bois pour regarder les ruines de Châteaubrun à travers les branches, comme s’il eût craint d’être surpris en flagrant délit d’adoration.

Le soir, quand Jean Jappeloup avait fini sa journée, comme il n’avait pas encore de quoi payer un loyer, qu’il ne voulait pas gêner ses amis, et que les nuits étaient chaudes et sereines, il se retirait dans une petite chapelle abandonnée, sur les hauteurs qui forment le centre du village, et, avant de s’étendre sur la paille dont il s’était fait un lit, il allait dire sa prière dans la jolie église de Gargilesse.

Il descendait par préférence dans la crypte romaine qui porte encore les traces de curieuses fresques du XVe siècle. De la fenêtre élégante de ce souterrain, on domine encore des murailles de rochers et les vertes ravines où coule la Gargilesse.

Le charpentier avait été privé trop longtemps à son gré de la vue de son cher endroit, et il interrompait souvent sa prière paisible et rêveuse pour regarder le paysage, toujours demi-priant, demi-rêvant, plongé dans cet état