Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/60

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quenter les compagnons, n’est-il pas vrai ? Au lieu de former de ces bons apprentis qui travaillent pour vous tout en vous payant, vous trouvez votre profit (un singulier profit !) à payer et à nourrir de grands coquins qui vous font passer pour un ignorant et qui vous ruinent.

— S’ils me font passer pour un ignorant, c’est que je le suis apparemment ; et s’ils me ruinent, c’est que je veux bien me laisser faire. Et si cela m’amuse, moi, de manger au jour le jour ce que je gagne ? Je n’ai pas d’enfants. N’ai-je pas le droit de mener joyeuse vie avec ces enfants d’adoption que j’aime et qui m’aident à enterre l’ennui de la solitude et le souci des années ?

— Vous me faites pitié, répondit le père Huguenin en haussant les épaules.

Quand les deux compères se furent bien querellés, ils s’aperçurent que Pierre, au lieu de prendre plaisir à se voir soutenu par le voisin, avait été se coucher tranquillement. Cette conduite prudente d’une part, de l’autre les contradictions hardies du voisin qui épuisèrent toute la colère du père Huguenin en une séance, enfin la nécessité de prendre un parti, firent réfléchir le vieux menuisier, et le lendemain il dit à son fils : — Allons, va-t’en à la ville et amène-moi des ouvriers. Prends ceux que tu voudras, pourvu qu’ils ne soient pas Compagnons.

Cette autorisation contradictoire fut comprise de Pierre. Il savait que son père cédait souvent en fait, sans jamais céder en paroles. Il prit sa canne, partit pour Blois, décidé à embaucher les premiers bons Compagnons qu’il trouverait, et à les faire passer pour des apprentis non agrégés s’il retrouvait son père aussi mal disposé que de coutume contre les sociétés secrètes.