Page:Sand - Ma Soeur Jeanne.djvu/284

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fantôme très-dangereux. Les anciens en ont fait un dieu parce qu’ils divinisaient tout ce qui est redoutable, les furies, les passions et tous les fléaux de la vie humaine. Les modernes ne sont pas beaucoup plus sages à l’égard de l’amour. Tu m’as permis de lire quelques romans, et j’y ai vu l’amour divinisé aussi. Selon les poètes, c’est une puissance irrésistible, et la monotonie de leurs notions a fini par m’irriter singulièrement. Je me suis révoltée à la fin de voir toujours mettre en scène des personnages, hommes ou femmes, si superstitieux ou si complaisants envers eux-mêmes. Ces romans et ces poésies m’ont donc fait grand bien ; ils m’ont appris à raisonner un sentiment dont les jeunes filles parlent ordinairement avec une sotte rougeur, comme si d’avance elles se sentaient vaincues par lui, ou avec une sorte d’effronterie comme si elles le connaissaient. Moi, j’ai osé regarder en face ce grand problème et j’ai dit au dieu malin : « Si tu es un enfant aveugle et cruel, tu ne me gouverneras jamais. Je te défie de me rendre égoïste si je ne veux pas l’être, et je ne le veux pas ! »

En ce moment passait une vieille femme qui portait sur son éventaire des figurines en pâte sucrée pour les enfants. C’était une manière de demander l’aumône, car elle nous tendit la main sans nous offrir ses