Page:Sand - Monsieur Sylvestre.djvu/340

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frappé aussi. L’espèce humaine., selon lui, se divise en deux séries : les âmes actives et fortes qui cherchent leur jouissance dans celle des autres, et les âmes délicates et molles qui demandent le bonheur sans savoir le donner.

— Pensez à cela, me dit-il, car cela rentre dans votre étude. La vie des premiers se passe à oublier de vivre afin d’entretenir chez les autres l’éclat et le feu de la vie : peine inutile ! ceux-ci acceptent le sacrifice et n’en profitent pas. Voilà l’écueil du bonheur dans la région du sentiment : trop de dévouement d’une part, trop d’ingratitude de l’autre. Vous voyez bien qu’il faut une société qui, au lieu de représenter la lutte entre ces tendances extrêmes, sache les équilibrer et faire qu’une moitié du genre humain ne soit pas exploitée éternellement par l’autre.

— Ami, lui dis-je, ne me parlez pas du genre humain. Parlez-moi de la femme que j’aime. Est-elle donc trop dévouée ? Est-ce moi qui vais être l’égoïste, le lâche et l’ingrat ?

— Non, car vous lui apprendrez ce que c’est que le bonheur ; elle ne le sait réellement pas. Toute sa vie a été une cruelle épreuve, et son caractère a pris le pli d’une résignation sublime mais exagérée. Elle s’est habituée à croire que son infortune était la volonté de Dieu. Ôtez-lui cette pensée. Dieu ne condamne jamais l’innocent au malheur. Ne la laissez pas être rude envers elle-même, comme elle n’y est que trop portée. Aimez-la si bien, qu’elle en vienne à s’aimer à cause de vous. L’ami Gédéon, qui, avec de bons instincts, est pourtant dans la série des égoïstes naïfs, l’eût exploitée sans le savoir ; car, en la recherchant, il n’a jamais songé à autre chose que d’avoir une compa-